Du roman de Nicolas Langelier, parlons d’abord du titre ; nous saisissons son ironie, il demeure néanmoins rébarbatif. Le second degré de la lourdeur n'est pas la légèreté. Et il y a souvent, chose rebutante, de l'amertume dans l'ironie qui pastiche la grandiloquence. Humoristique, ce titre, oui ; mais drôle? À peine. Si quelqu’un vous demande quel livre vous captive en ce moment, soyez certain que ce quelqu’un lèvera des yeux exaspérés lorsque, avec la gravité d’un orateur romain, en levant un index, vous lui répondrez: Réussir son hypermodernité et sauver le reste de sa vie en 25 étapes faciles. Il est difficile de prononcer ce titre sans reprendre son souffle. Le désagrément que vous infligez à votre interlocuteur en lui assénant ce titre éléphantesque au sens obscur (contrairement au titre très long, mais d’une grande clarté, qui popularisa Dany Laferrière…) résulte probablement d’une intention de l’auteur. J’avance ici l’hypothèse que la pédanterie loufoque du titre a pour but d'éloigner les indésirables, les gens incapables de percevoir son ironie, et d’attirer les lecteurs culturellement disposés à recevoir son message. Car le roman de Nicolas Langelier s’adresse précisément au public dont il parle en faisant le récit du chemin de Damas d’un personnage emblématique dudit public. Ce roman parle d’une réalité et d’une crise à un auditoire composé de gens qui sont plongés dans cette réalité et dans cette crise comme si elles étaient vécues par tout le monde. Aux autres publics, ce roman a peu de choses à dire. Formulons cette dernière idée autrement : ce roman n’est pas «grand public». Il cible un auditoire particulier : l’intelligentsia québécoise branchée. On a beaucoup parlé de ce livre comme d’un ouvrage manifestement autobiographique, voire un peu narcissique ; mais s’il y a narcissisme ici, c’est celui d’un certain milieu (le lectorat visé), et non celui d’un auteur. «La crise que vous vivez ne vous est pas particulière», dit le narrateur à ses lecteurs qui tiennent le rôle du personnage principal. Nicolas Langelier a composé une sorte de «roman collectif» à l’intention de sa génération.
Chez tout lecteur inapproprié, le titre de quatorze mots – s’il est mal compris, c’est-à-dire entendu littéralement – provoquera une réaction de rejet. (Et il faut dire que, normalement, le mot «hypermodernité» devrait vous faire peur. Vous devriez vous méfier ou refuser d’entendre celui qui l’utilise, de crainte que des pensées douteuses ne s’introduisent en vous.) À l’instar des épices fortes qui assaisonnent non seulement les aliments, mais la sueur de ceux qui en mangent en grande quantité, les lieux communs de l’hypermodernité produisent chez ceux qui en consomment comme une odeur désagréable pour ceux qui n’en sont pas, c’est-à-dire pour la grande majorité des mortels. Le fait que le roman de Langelier emprunte l’apparence d’un ouvrage de croissance personnelle est également humoristique (sans être drôle) puisqu’il va de soi que personne ne peut se préoccuper de «réussir» une hypermodernité qui passe facilement du «bon sens», tellement elle va de soi chez ceux qui la pratiquent, qui la prêchent et qui parfois en vivent. Chez les gens éclairés, elle paraît la chose du monde la mieux partagée, et nul n’en ne souhaite en avoir davantage qu’il n’en a. Vous aussi faites probablement partie de ceux à qui le roman de Nicolas s’adresse puisque vous tenez cette revue entre vos mains et que vous m’avez lu jusqu’ici. Vous êtes de ceux qui sourient (au lieu de s’effrayer) lorsqu’ils lisent un titre de chapitre tel que celui-ci : «Étape 19 : résumer la postmodernité sous forme de liste sans ordre particulier, un condensé pratique en 20 points de ce concept à la fois vague et chaudement débattu, applicable à une époque qui pourrait ou non commencer dans les années 1950 et se terminer ou non à la fin du XXe siècle.»
Chez l’espèce socioculturelle à laquelle s’adresse l’ouvrage de Nicolas Langelier, l’hypermodernité est une notion largement admise. Pour cette raison, presque toujours elle passe inaperçue, semblable à l’air que l’on respire dans une maison où l’on fume et dont on ne sort pas. Elle est le ce-qui-va-de-soi des émissions culturelles de Radio-Canada, elle est le refrain entonné par les utopies qui grenouillent derrière la «réforme scolaire» ou le cours «Éthique et culture religieuse». Elle est la doxa (à peine consciente) des rapports d’études des commissions chargées de produire des réflexions officielles susceptibles d’émarger au budget de l’État, etc. L’hypermodernité se trouve aussi chez les intellectuels qui la critiquent, qui la dénoncent, voire qui la détestent, et ces derniers sont tenus d’en bien connaître les dogmes s’ils veulent que leur soit reconnu un «droit de parole» lorsqu’ils parlent contre elle. Comme monsieur Jourdain faisait de la prose, nous nageons dans l’hypermoderne. La maîtrise de la rhétorique hypermoderne est ce qui aujourd’hui sépare les «gens du monde» (ceux à qui l’on tend un micro) des manants (ceux qui nous ont fait honte pendant les auditions de la commission Bouchard-Taylor). Même les réactionnaires savent qu’ils sont obligés d’être rompus à la rhétorique ultramoderne pour être entendus. Dans la mesure où Réussir… ose réellement critiquer les dogmes implicites de son époque, il ressent le besoin de montrer patte blanche : Réussir… se permet de traiter de sujets sérieux (mort du père, rupture amoureuse, crise existentielle, etc.) parce qu’il le fait avec une désinvolture étudiée. On est loin de l’atrocité dévastatrice des pages traitant des mêmes thèmes écrites par Michel Houellebecq, notamment dans Les Particules élémentaires. Nicolas Langelier n’a pas la trempe d’un hérétique, cela dit sans vouloir le vexer.
Un peu comme sa maison d’édition, Boréal, qui accueille dans son catalogue à la fois les mémoires de Jean Chrétien et un essai de Mathieu Bock-Côté sur la question nationale, Nicolas Langelier se veut œcuménique : dans Réussir…, il n’expose pas une théorie, la sienne, avec fracas, mais, avec diplomatie, plusieurs théories concurrentes ou concomitantes, qui ne sont pas forcément les siennes, mais auxquelles il nous propose de réfléchir. Très collégial, peu magistral, le Nicolas Langelier romancier ne peut pas s’empêcher d’être éditeur. Son style et son humour sont éditoriaux. Même son lyrisme (lorsqu’il nous émeut, car cela lui arrive, parfois jusqu’aux larmes) a quelque chose d’éditorial. Sa manière de nous présenter une histoire n’est pas celle d’un conteur, c’est celle d’un éditeur d’histoires. Réussir… est un roman qui semble avoir été soigneusement planifié, construit et écrit. Vous ne serez pas surpris d’apprendre que Nicolas Langelier a travaillé dans le monde de l’édition, plus précisément dans la maison qui le publie. La vocation manifeste de notre auteur est l’édition.
Le thème central de ce roman est probablement aussi ancien que l’humanité elle-même : le sentiment tragique de la vacuité du monde humain, de la vanité des passions, le frisson de scandale (voire l’effroi) que chacun éprouve devant la mort, devant l’inéluctable disparition de tout (eh oui, de tout), devant l’impermanence qui ôte toute valeur absolue aux choses d’ici-bas. Le plus beau livre jamais écrit à ce sujet est peut-être La Mort d’Ivan Illich de Tolstoï. On n’a pas assez d’une vie pour digérer le scandale de la mort et ses ramifications insidieuses dans tout ce que nous chérissons ici-bas, même chez nos propres enfants… Aussi, on sait quels rapports hostiles les grandes religions en règle générale entretiennent avec tout ce qui est mondain, terrestre, matériel. À la mort de son père, le héros de Langelier comprend que ce qui faisait à ses yeux la valeur de sa propre vie – son rôle dans les milieux mondains et artistiques d’avant-garde – ne vaut rien. C’est alors la crise. Tout prend un goût de cendres. Dans l’Ancien Testament, le livre de l’Ecclésiaste donne à cette plainte une forme achevée : puisque tout finira par devenir poussière, tout est toujours déjà poussière. Ce qui est neuf est déjà vieux. Ce qui va naître est déjà mort. «Il n’y a rien de nouveau sous le soleil», répète l’Ecclésiaste. Dès lors, à quoi bon aimer qui que ce soit? Ce que tu aimes va mourir ou, pire, c’est ton amour qui va mourir, même si son objet lui survit, momentanément. Ronsard chante à la «mignonne» que sa beauté va se faner comme une rose : il a raison. On a toujours raison de lever le nez sur les choses de ce bas monde, car elles ont contre elles l’argument ultime : leur caractère périssable. Pourtant, confronté à ce scandale de la réalité qui atteste notre absence de valeur, peu de gens (et pas même le philosophe) font ce que préconisait Schopenhauer, c’est-à-dire commettre le suicide rationnel, et un grand nombre d’êtres humains choisissent plutôt d’épouser des causes. Certes, pour qui veut assumer la lucidité des réalités humaines désagréables, il reste le choix de la religion ; mais celle-ci est impopulaire (et incompatible avec le statut social du héros du roman). Il reste aussi le choix de l’engagement religieux à travers une «cause». C’est à un tel engagement que le personnage du roman en viendra. Il était mondain : il sera militant. Il a compris la vanité de son existence (à la suite de la mort de son père), mais son mea culpa dure peu longtemps ; à la fin du roman, il semble déjà prêt à accuser la société (disons qu’il extériorise sa culpabilité pour la diriger vers un prochain susceptible d’être persécuté) et il envisage de former une société parallèle de gens plus moraux et plus lucides que leurs contemporains, qui, ensemble, pourraient rendre un autre monde possible. Voici quel genre d’espoir de régénération du monde humain s’empare du héros qui vient de jeter les cendres de son père dans un lac près d’un chalet que celui-ci a construit de ses mains : «Pendant de longues minutes, vous aurez de vagues visions de la communauté qui pourrait s’établir ici : une maison remplie de gens venus de partout pour discuter et échanger et construire l’avenir, un endroit pour admettre que vous et vos contemporains avez agi comme des idiots, et qu’il est temps d’essayer de vous racheter et de réaliser que ce dont vous avez besoin, c’est de sagesse et de beauté, pas de vide, de nouveauté, d’échanges incessants mais stériles. Toutes les révolutions débutent ainsi, après tout : un petit groupe d’individus qui s’assoient autour d’une table pour se dire qu’ils en ont assez.» Voilà notre héros qui s’égare. Il a toujours été un snob marginal en choisissant de mener une vie de mondain ultramoderne. Rien ne l’obligeait à se trouver à l’avant-garde. Il dira maintenant : le monde m’a fait errer.
La crise du héros de Réussir… débouche donc sur la confirmation de ses certitudes originelles : il était ultramoderne d’une manière plutôt légère, il s’apprête à l’être lourdement, agressivement. Au début, il se moquait des gens démodés ; dorénavant, il méprisera les gens immoraux. C’est donc le contraire d’un chemin de Damas que l’on parcourt avec le héros du roman de Nicolas Langelier : le protagoniste ne se convertit pas à la religion de ceux qu’il persécute. Le jeune narcissique éprouvé par la réalité s’enfuit par la seule issue qu’il connaît : son nombril. Dorénavant, il pratiquera sa religion de manière encore plus orthodoxe. Tout comme Jean-Jacques Rousseau est venu parachever l’œuvre de Voltaire, au lieu de la contredire, le héros réformé de la fin de Réussir… se voudra différent de celui qu’il était au début du récit. Mais non : l’essentiel du roman me semble être que le personnage principal n’a rien appris de la mort de son père et de sa rupture avec la «fille de sa vie». Un même snobisme poussera ce mondain, qui se sait maintenant mortel, à se faire moraliste. Le lecteur se dit alors qu’après tout l’auteur du roman a peut-être vraiment voulu l’aider à «réussir son hypermodernité». Perspective inquiétante, enfin : il n’y a peut-être aucune ironie dans le titre du roman.
Louis-Philippe MESSIER*
*Louis-Philippe Messier est nègre littéraire pour des personnalités québécoises, chroniqueur touristique au Journal de Montréal et reporter pour le magazine populaire Dernière Heure. Il a aussi publié un roman, La guerre est une page blanche, en 2005.