De mon point de vue d’auteur de la chose, le phénomène le plus intéressant à observer depuis la parution de Réussir son hypermodernité, il y a un an, aura été la très grande diversité des commentaires et réactions que le livre a suscités. En particulier les opinions contradictoires portant non pas seulement sur la réussite ou l’échec du livre en tant que projet littéraire (cela est attendu), mais surtout sur ce même dont il est question dans l’ouvrage.
Bien sûr, pendant que j’écrivais, j'étais conscient que je brouillais les pistes, en mêlant l’essai et le roman, le livre de croissance personnelle et le conte philosophique, la fiction et l’autobiographie, l’individuel et le collectif, l’histoire de la modernité depuis la Révolution française et la crise existentielle d’un trentenaire qui pourrait ou non être moi, dans un contexte qui pourrait ou non être le mien. Je savais que les opinions divergeraient, que des positions se camperaient. Ce que je n’avais pas du tout prévu, cependant, c’est combien de lecteurs y verraient des livres totalement différents, chacun y projetant son interprétation de mon propos et de ma personnalité (commettant d’ailleurs souvent le péché cardinal de confondre l’auteur et son personnage fictif, comme le fait par exemple Daniel Tanguay lorsqu’il me présente comme chroniqueur musical, ce que je ne suis pas et n’ai jamais été), mais aussi sa propre lecture de notre époque.
Je n’ai aucune envie de défendre ici mon livre en tant que projet littéraire, ni de justifier les idées que j'y avance et les constats que j’y pose sur mon milieu socioculturel, ma génération, mon époque. Certains lecteurs, comme Daniel Tanguay et Louis-Philippe Messier, n'ont pas aimé (pour des motifs pas très clairs dans le cas de ce dernier, mais qui semblent tourner autour de la possibilité que j’aie été sincère dans mon intention, ce qui en soi ne fait que confirmer la raison d'être de mon livre, qui s’attaque essentiellement à l’impossibilité d’être sérieux, dans l’univers intello-culturel actuel). Beaucoup ont aimé. Cela n’intéresserait personne de jouer à qui a raison et qui a tort.
Alors, puisque cette tribune m’est gracieusement offerte par la rédaction d’Argument, j’en profiterai plutôt pour revenir sur le sentiment qui m’habitait pendant que j’écrivais Réussir son hypermodernité et qui m’habite encore, quatre ans plus tard: celui que notre monde craque de toutes parts, que nous craquons nous-mêmes de toutes parts et qu'un changement de cap dramatique s’impose si nous voulons éviter le mur (social, économique, environnemental, individuel) vers lequel nous fonçons à toute allure.
SORTE DE FIN DU MONDE
Pendant que j’écris le présent texte, en ce 8 août 2011, la bourse de New York vient de perdre 6 % de sa valeur en une journée. Plusieurs pays d’Europe sont au bord de la faillite technique. Les autorités britanniques se préparent pour une troisième nuit d'émeutes dans les principales villes d'Angleterre. La centrale nucléaire de Fukushima continue d'émettre des quantités secrètes d’éléments radioactifs dans l’atmosphère et le Pacifique. On annonçait le mois dernier qu’au Canada l’écart entre les riches et les pauvres n’a jamais été aussi prononcé. À un journaliste qui lui demandait récemment si elle écoutait sa propre musique, Ke$ha −─ l'une des plus grandes vedettes pop actuelles ─ a répondu que non, parce qu’elle était bien trop mauvaise. Sur Twitter, l'animatrice Marie-France Bazzo invitait il y a quelques jours ses abonnés masculins à se rincer l’oeil devant sa robe trop courte. Et on pourrait continuer longtemps à énumérer comme ça les signes, grands et petits, qu’il y a quelque chose de pourri au royaume de l'hypermodernité.
C’est de cette pourriture que j’avais envie de parler. De ce malaise individuel et collectif. Ce sentiment qu’une catastrophe se préparait ou se prépare, comme je l’écris dans le premier chapitre: «Vous ne verrez que la mort partout: la mort d’une conception millénaire de la communauté, la mort d’un idéal, la mort d’une civilisation. Vous aurez l’impression très forte qu’une sorte de fin du monde sera sur le point d’arriver ─ la fin d’un monde, en tout cas. Il vous semblera que tout sera en train de craquer, autour de vous: le modèle économique, le tissu social, l’écosystème naturel.»
Ma conviction personnelle est malheureusement que nous n’avons encore rien vu, côté catastrophe. Si rien de significatif n’est fait, de sombres années et même de sombres décennies nous attendent, et les fondements mêmes de la civilisation occidentale (et donc universelle, mondialisation oblige) seront peut-être ébranlés d’une manière que la vaste majorité d’entre nous n’avons pas encore osé imaginer. Vais-je jusqu’à partager l’opinion du journaliste et auteur américain Chris Edges, qui a écrit que «nous sommes à l’orée de l’une des plus sombres périodes de l’histoire humaine, où les lumières brillantes de la civilisation s’éteindront et où nous nous enfoncerons pour des décennies, sinon des siècles, dans la barbarie»? Peut-être. Cette impression de fin du monde baigne tout le roman.
Et que fait-on quand la fin du monde approche, qu’on le sent dans ses tripes, mais qu’on ne sait pas si cette fin du monde viendra par la tyrannie, l’effondrement économique, la dévastation environnementale ou juste une très grande fatigue spirituelle? On peut choisir de se révolter de façon un peu vague contre son gouvernement, ce que certains ont tenté de faire en Grèce et en Espagne et en Israël, entre autres, sans toutefois que les mouvements de contestation réussissent à embraser l’ensemble de la société de façon déterminante, sans doute parce qu’un simple gouvernement d’État-nation n'est plus, au XXIe siècle, assez puissant pour faire un bouc émissaire très crédible. Ou on peut faire comme la plupart d’entre nous et choisir de ne rien faire, et ainsi vaquer à nos activités de la façon la plus normale possible, continuer à aller au travail et au spa et à acheter des écrans au plasma et des maisons jumelées à Blainville.
Entre ces deux pôles se trouve une sorte de solution moyenne, vieille comme le monde, appliquée tant par les animaux que les humains, aussi instinctive qu’un clignement d’oeil: fuir. Partir rapidement, tourner le dos à ce qui nous effraie, décrisser. C'est la solution choisie par le personnage principal de Réussir son hypermodernité. Une solution absurde, bien sûr, puisque nulle part au monde il ne sera à la fois à l’abri des catastrophes mondiales et de la grande lassitude existentielle qui le ronge. Mais il agit justement comme par réflexe, parce qu’il ne sait pas ce qu’il pourrait faire d'autre, mis à part peut-être se donner la mort, ce qui en soi nécessiterait un courage et une détermination qu’il n’a pas, à ce moment précis de sa vie. Il fuit comme on saute dans le vide, en espérant que le parachute s’ouvre à temps.
SILENCE
Sauf que la fuite ne suffit pas, bien sûr.
Avant que mon éditeur ne me demande de trouver un nouveau titre qui causera par la suite un grand sentiment de frustration chez Louis-Philippe Messier, mon livre s’appelait Grandir. Parce que je suis convaincu que s’il y a une solution au gâchis actuel, si pâle et faible que soit la lueur d’espoir, elle se trouve dans cette chose un peu vieillotte et indéniablement pas sexy qu’est le travail sur soi. «Vous le saurez intimement: ce sera maintenant ou jamais […]. Le moment pour grandir: laisser les enfantillages derrière vous, respecter vos valeurs, développer un véritable souci pour les autres, pour quelque chose de plus grand que vous, pour quelque chose de vrai et d’important, quelque chose ─ surtout ─ qui n’est pas vous», comme je l’écris dans le dernier chapitre du livre.
Grandir, c’est essayer d’être sérieux, authentique, adulte. C’est, aussi, abandonner notre obsession de l’hédonisme débridé qui a caractérisé les cinquante dernières années ─ le «plus-que-jouir», pour reprendre l’expression de Lacan. Un hédonisme encouragé par les forces dominantes de notre époque que sont le commerce et le marketing, puisqu’il a cette double faculté de nous faire dépenser et d’éteindre au fond de nous les flammes de la solidarité, de la lutte sociale, du désir de justice sociale qui nourrit les révolutions. La modernité a tué Dieu, emplissant le grand vide ainsi créé par la croyance irrationnelle que la recherche systématique du plaisir peut donner un sens à nos vies. Avec comme résultat les culs-de-sac que l,on sait, de l'individualisme exacerbé au narcissisme institutionnalisé, en passant par la soumission aux diktats de la mode et le cassage de vitrines de boutiques d’électronique sur Tottenham Court Road. Loin de nous rendre libres, donc, la vie moderne nous aura rendus prisonniers d'un grand vide moral. Comme l’écrit Philippe Nassif dans La Lutte initiale, publié plus tôt cette année, «la libération a eu lieu, mais il nous reste à apprivoiser la liberté. Le mandat que nous adressent les temps nouveaux ne consiste pas en une émancipation des carcans de la tradition, ça y est, c’est bon, c’est fait. Il s’agit plutôt d’apprendre à vivre dans le flottement de toutes les valeurs engendré par le processus des Lumières et parachevé par l’appétit de destruction de la médiasphère.»
Cette médiasphère toute-puissante (télé, journaux et magazines, oui, mais aussi réseaux sociaux, blogues, internet en général) règne désormais au centre de notre vie. Un centre qui s’est d’ailleurs étendu depuis trente ans jusqu’à absorber les marges (underground, contre-cultures et autres zones ombragées) qui apportaient jadis un contrepoids à l’hégémonie de la culture dominante. Nous en sommes ainsi venus à ne voir de salut, de satisfaction possible, que dans une reconnaissance de cette médiasphère : recherche de la célébrité (si éphémère soit-elle), obsession concernant le total d’abonnés sur Twitter, fixation sur ce que les autres penseront de nos photos et commentaires sur Facebook, etc.
Et c’est là, à mon sens, que la nature apparaît comme une piste de solution aux maux de notre époque. Parce qu’elle seule permet (encore) de s’éloigner de ce monde de clinquant et de façade qu’est devenue la modernité. Elle seule permet (encore) de se retrouver seul avec soi-même et les gens qui nous sont chers, sans le bruit et les interférences de la médiasphère. Remarquez qu’on peut y faire ce qu’on veut, dans cette nature: semer le germe d’une «nécessité de donner, de réfléchir et travailler ensemble», comme Patricia Nourry résume avec justesse ma conclusion; entreprendre «l’étude rigoureuse des oeuvres du passé», comme nous y enjoint Daniel Tanguay, dans un bel élan d’optimisme quant à nos habitudes de lecture potentielles; ou juste s’y consacrer à l’élevage de chèvres. Remarquez aussi que cette nature peut être métaphorique: elle n’a pas besoin d'être de pins blancs et de grands espaces ─ elle peut aussi être une bulle que l’on forme au coeur de l’agitation urbaine, en se déconnectant pour vrai, l’espace de quelques heures, des réseaux télécommunicationnels et des innombrables diversions modernes. Mais elle est dotée d’une plus grande discipline que moi, cette personne capable de faire abstraction des joujoux brillants d’internet même lorsqu’ils sont à portée de souris.
Réussir son hypermodernité aura donc été une occasion pour moi de réfléchir à ces choses toutes simples mais en même temps si difficiles que sont le travail sur soi et la nécessité de prendre un recul salutaire par rapport à la modernité, ses maux, son «flottement des valeurs». Afin surtout, de manière en apparence paradoxale, de sortir de soi-même, de ses petits bobos et angoisses, pour mieux se tourner vers les autres et les problèmes autrement plus graves auxquels nous faisons face.
Nicolas LANGELIER