Le débat sur la charte des valeurs québécoises est bien mal engagé. En présentant un tel projet de loi, affirment certains, le gouvernement se rangerait dans le camp de la réaction islamophobe, de la fermeture-à-l’autre, de l’ethnocentrisme. Pauline Marois et Vladimir Poutine : même combat !
En réalité, ce qu’a montré la crise des accommodements raisonnables, c’est que nous sommes face à deux projets bien modernes, l’un plus libéral et l’autre plus républicain. L’un résolument centré sur l’individu abstrait, affranchi des pesanteurs de l’histoire, jaloux de ses droits universels toujours menacés par la « tyrannie de la majorité » ; l’autre préoccupé par les règles communes du vivre-ensemble d’une communauté de destin, règles communes qui permettent au citoyen de s’affranchir de ses origines ethniques ou religieuses et de prendre part aux grands débats de sa Cité en tant qu’être de raison.
Le Canada du dernier siècle a résolument opté pour une conception libérale de la Modernité, comme l’atteste la Loi constitutionnelle de 1982 et son gouvernement des juges. Le Canada multiculturel d’aujourd’hui a définitivement tourné le dos à l’une des traditions les plus sacrées de la culture politique britannique : la souveraineté du Parlement. Ce Canada-là, qui a pris le parti de renier son passé, malgré la renaissance de la symbolique monarchiste, n’a plus rien à voir avec celui de 1867.
Avec sa Charte des valeurs québécoises, le Québec tente une synthèse originale tout en fait en phase avec sa culture politique et son histoire.
Comme le montrent des travaux récents, le Québec hérite d’une tradition républicaine marquée notamment par des principes comme la lutte à la corruption, la souveraineté populaire et la séparation de l’Église et de l’État.
C’est inspiré par des idées républicaines que le Parti des Patriotes combattit l’influence néfaste de certains marchands britanniques, réclama des institutions qui relaieraient les véritables aspirations du peuple et tenta de mettre sur pied un réseau d’écoles publiques financé par l’État (non par l’Église).
Animé par les mêmes idéaux, le Parti Québécois adopta la première loi sur le financement des partis politiques, chercha à valider son projet souverainiste par une victoire référendaire et déconfessionnalisa les commissions scolaires.
C’est cet ethos républicain qui s’affirma lors des audiences de la commission Bouchard-Taylor. Les Québécois, dans leur très grande majorité, ont alors répété que celles et ceux qui œuvraient au sein de nos institutions publiques devaient afficher une complète neutralité religieuse. Sur cet enjeu sensible, ils refusaient de déléguer la souveraineté du peuple aux juges d’une Cour suprême inspirée par une Charte qui, entres autres choses, faisait du multiculturalisme une doctrine d’État (art. 27).
Cet esprit républicain, qui conçoit que l’État puisse établir les règles du vivre-ensemble, n’a cependant rien de radical ou de jacobin. Nous sommes loin du syndrome de la table rase.
Durant les années 1960, les indépendantistes jacobins souhaitaient que l’État québécois cesse complètement de financer les institutions de la minorité anglophone, un point de vue que ne partageait ni les militants plus conservateurs du Ralliement national, ni René Lévesque lui-même.
Les jacobins d’aujourd’hui voudraient instaurer une laïcité revancharde qui permettrait enfin de liquider les symboles religieux du passé et par le fait même de tourner le dos à tout un pan de notre histoire.
D’une certaine façon, le gouvernement du Parti Québécois refuse aujourd’hui de rompre avec ce passé chrétien comme en 1977, avec sa Charte de la langue française, il a refusé de rompre avec le passé d’une minorité historique. J’y vois un compromis honorable, le signe d’une prudence politique propre aux petites nations qui, souvent, laissent aux grandes les refondations symboliques spectaculaires.
La sensibilité républicaine de la charte des valeurs québécoises est donc modulée par un conservatisme identitaire qui rechigne aux ruptures trop radicales avec le passé. Comme les autres sociétés occidentales, le Québec a été façonné par le christianisme. Même si les Québécois pratiquent peu ou plus du tout, plusieurs continuent de considérer la religion catholique comme un marqueur identitaire et ne souhaitent pas dépouiller nos édifices et nos places publiques des symboles de ce passé. Cela dit, ils seraient probablement d’accord pour qu’à l’avenir les bâtiments publics qui seront construits n’intègrent aucune référence explicite à la religion des ancêtres.
Ce qu’ont de commun cette sensibilité républicaine et ce conservatisme identitaire, c’est une référence forte à une aventure collective porteuse de sens, sans laquelle les individus ne sont que des électrons libres.