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Le XXIe siècle sera-t-il religieux ? De Malraux à Houellebecq

Un texte de Jean-Louis Loubet Del Bayle
Thèmes : Laïcité, Religion
Numéro : Argument 2016 - Exclusivité Web 2016

« Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas » Divers événements liés à une actualité récente ont conduit certains à rappeler, à plus ou moins bon escient, ce propos déjà ancien attribué à Malraux. Ce rappel peut amener, en tout cas, à s’interroger sur sa pertinence et sur ce qu’il en est advenu depuis qu’il a été formulé.

Le questionnement malruxien

On peut d’abord remarquer que l’authenticité de ce pronostic malruxien a été contestée1 bien qu’il traduise des préoccupations qui ont été celles de l’auteur de La condition humaine durant toute sa vie, ce qui en rend vraisemblable son contenu, au moins pour partie. En effet, dès l’orée de sa carrière intellec­tuelle, dans l’essai La tentation de l’Occident publié en 1926, dont on considère aujourd’hui qu’il a été un peu la matrice de toute son œuvre, s’expriment chez Malraux des préoccupations à caractère méta­physique et religieux lorsqu’il traite entre autres du rapport Orient-Occident qui était alors un thème à la mode. Il y constate la profondeur de la crise que la guerre de 14 a ouverte en Europe : «Au centre de l'homme euro­péen, dominant les grands mouvements de la vie, il est une absurdité essentielle»2. Selon lui, si l'huma­nisme individualiste et rationa­liste qui lui paraît s’être substitué au christia­nisme depuis le XVIIIe siècle a pu faire illusion pendant quelques décennies, il est désormais à bout de souffle et son ébranlement laisse l'hom­me européen en proie à des questions qui n'ont plus de réponse. «Pour détruire Dieu et après l'avoir détruit, l'esprit européen a anéanti tout ce qui pouvait s'opposer à l'homme : parvenu au terme de ses efforts, comme Rancé devant le corps de sa maî­tresse, il ne trouve que la mort... Et jamais il ne fit plus inquiétante découverte...»3. Malraux prend acte de l'agonie de cet humanisme qui, exsangue, ne lui paraît avoir survé­cu que de peu à la mort de Dieu. À la mort de Dieu est en train de succéder la mort de l'homme. C'est le constat de cette béance que fait l'inter­locuteur chinois de La tentation de l'Occident4 : «La réalité absolue a été pour vous Dieu puis l'homme; mais l'homme est mort et vous cherchez avec an­gois­se à qui vous pour­riez confier son étrange héritage...»5. De ce fait, l'homme occidental est entré dans l'âge du nihilisme : «Les Européens sont las d'eux mêmes, de leur individualisme qui s'écroule, las de leur exaltation. Ce qui les sou­tient est moins une pensée qu'une fine structure de négations... »6. Ainsi, du fait de cette crise l'homme moderne est obligé désormais de camper «dans les royau­mes métal­liques de l'absur­dité». Mais, en même temps qu’il prend acte de cette évolution, Malraux s’inquiète de ce nihilisme et de l’angoisse que lui paraît créer le vide qu'on rencontre lorsque, dit-il, on essaie «de chercher sous les actes des hommes une raison d'être plus profon­de»7.

Ce questionnement initial, que l’on retrouvera en filigranne de toute son oeuvre, dans ses écrits romanesques comme dans sa réflexion sur l’art et la culture, est aussi présent à la fin de sa vie qu’il l’était dans les années 20. Ainsi, au lendemain des évènements de Mai 1968 il note à propos du malaise de la jeunesse : «Le drame de la jeunesse me semble la conséquence de celui qu'on a appelé la défaillance de l'âme. Peut-être, y a-t-il eu quelque chose de semblable à la fin de l'empire romain. Aucune civilisation ne peut vivre sans valeur suprême. Ni peut-être sans trans­cendance»8. Dans cette perspective il ajou­te, rejoignant ses propos des années 20 sur le destin de l’Occident : «Les ma­­lai­ses qu'ils ressentent plus que nous sont au fond de nature religieuse, parce que nous sommes dans une situation sans précédent de rupture entre l'homme et le cosmos, entre l'homme et le monde»9. Ces interrogations deviendront omni­présentes chez lui dans les années précédant sa disparition en 1976 : «Nous sentons bien que notre civilisation est en train de se décom­poser... Nous sommes la première civilisation disposant de connais­sances immenses et faisant conver­ger toutes ces connais­sances sur un point d'interrogation. Cela n'est jamais arrivé avant nous»10. Dans le même sens il note encore : «Nous sommes la première civi­li­sa­tion qui ne sache plus le sens de la vie. Nous vivons dans une civilisation qui, à la question : qu'est ce que les gens font sur la terre?, répond : je ne sais pas. Cela n'est jamais arrivé». Dès lors on ne peut que souligner combien la dimension métaphysique, la dimension religieuse de sa réflexion sont en conson­nance avec le propos, réel ou supposé, cité en commençant. Aussi, écrit-il très explicitement dans les Antimémoires, même si la forme est ici moins affirmative: «Je crois que la civilisation des machines est la première civilisation sans valeur suprême pour la majorité des hommes... Il reste à savoir si une civilisation peut n'être qu'une civilisation de l'in­terrogation et de l'instant et si elle peut fonder longtemps ses valeurs sur autre chose que sur une religion»11.

Il faut sans doute préciser ici ce dont il s’agit dans la pensée de Malraux. Il est clair que pour lui, une religion ne se confond pas avec les aspects socio-politiques que l’on peut rencontrer dans l’actualité, pas plus que ce n’est une morale, faite de prescriptions concernant les comportements sociaux ou indivi­duels. Pour Malraux le mot religion a une signification méta­physique, c’est, d’abord et essentiel­lement, une réponse, ou une tentative de réponse, aux questions que pose à l’homme sa confrontation avec le monde et avec sa condition, qui n’a qu’ensuite des prolongements moraux ou sociaux. Ces questions, ce sont particulièrement celles que Gauguin a fait figurer au bas d’un tableau célèbre : «Qui sommes nous? D’où venons nous? Où allons nous?». Pour Malraux, la réponse à ces questions a une portée individuelle : pour chaque homme en face de l’énigme de son destin personnel («À quoi bon conquérir la lune si c’est pour sy suicider?»). Et une portée collective : une société, une civilisation peuvent-elles se dispenser de donner une réponse à ces questions? Enfin, pour Malraux ces interrogations s’inscrivent dans une réflexion sur la longue durée, qui entend faire le bilan d’une évolution passée de plusieurs siècles, notamment depuis le XVIIIe siècle, tout en en envisageant un avenir se mesurant en termes de générations plus que de conséquences immé­diates. Ceci d’autant plus que, ces questions métaphysi­ques lui paraissaient être des questions naturelles et permanentes, liées à la nature de l’animal humain qui, selon lui, se sont posées dès que l’homme a été homme et devraient donc continuer de se poser.

Un questionnement dépassé ?

Cela étant on peut s’interroger sur ce qu’est devenu le pronostic malruxien au cours des décennies qui ont suivi. Une première approche, assez répandue, qui peut paraître traduire une évolution statistiquement dominante dans les sociétés occidentales, consiste à se demander si ces questions sont bien des questions «naturelles» ou seulement des questions «histori­ques», liées à un moment de l’histoire humaine qui est peut être en train de s’achever. C’est là un point de vue qui a asssez souvent été exprimé depuis, en se plaçant dans la perspective d’une historicité culturelle ou d’une historicité sociale. Dans la perspective d’une l’historicité culturelle, ces questions seraient l’héritage d’un âge religieux de l’humanité en voie de disparition. En Occident, elles seraient en relation avec l’héritage de la culture judéo-chrétienne, car, ainsi que le dit, pour le déplorer, un représentant de ce point de vue comme Michel Onfray : «Le christianisme n’est pas fini. Il fonde encore notre pensée»12. Néanmoins, ce questionnement ne serait plus qu’une survivance provisoire. D’autant plus que cet «âge théologique» serait en voie d’extinction, supplanté et rem­placé par la pensée scientifique, qui enlèverait désormais tout sens à ces questions. Une formulation assez connue de ce point de vue a été par exemple naguère celle du biologiste Jacques Monod au terme de son livre classique sur Le hasard et la nécessité, «Il faut que l’homme enfin se réveille de son rêve millénaire pour découvrir sa totale solitude, son étrangeté radicale. Il sait main­tenant que, comme un Tzigane, il est en marge de l’univers où il doit vivre. Univers sourd à sa musique, indifférent à ses espoirs comme à ses souffrances ou à ses crimes… L’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indiffé­rente de l’univers d’où il a émergé par hasard. Non plus que son destin, son devoir n’est inscrit nulle part»13. Dès lors, l’hom­me contemporain doit s’adapter à cette situation et cesser de chercher des réponses à un questionnement illu­soire. Un ques­tionnement non seulement illusoire mais aussi dangereux, dans la mesure où les réponses religieuses seraient grosses de risques d’intolérance et de violence, menaçant l’autonomie individuelle ou collective, considérée comme un des acquis les plus précieux de la modernité. À l’opposé il conviendrait désormais que l’homme moderne trouve son bonheur, malgré ses limites, dans la sérénité d’un hédonisme pacifié14.

À ces considérations s’ajoutent des analyses sociologiques sur les transformations de la condition humaine qui périmeraient le besoin humain de ces réponses. Ainsi, avec la longévité contemporaine de la vie humai­ne, contrastant avec sa brièveté dans les sociétés traditionnelles, qui conduisait à chercher à inscrire cette brièveté dans une histoire la prolon­geant. S’est aussi effacée, pour une part, la précarité de la condition humaine qui, hier, créait un sentiment quasi-permanent d’insécurité, lié à de multiples menaces naturelles ou sociales. De même, certaines des aspirations qui ont toujours été celles de l’hu­ma­nité trouvent aujourd’hui dans le consumérisme contemporain une cer­taine satisfaction, en diminuant les frustra­tions que leur non-satisfaction pouvait entraîner dans le passé. Par ailleurs encore, le sentiment d’autonomie et de liberté individuelles que donnent à l’homme moderne l’évo­lution des sociétés et le progrès des techniques le conduirait à ne plus rechercher des références extérieures pour comprendre sa destinée ou à les considérer comme inutiles. En faisant reculer les limites de la condition humai­ne, l’homme moderne se sentirait donc installé dans une vie qui n’est plus cons­tam­ment menacé et perdrait le sentiment de sa finitude et des interrogations qu’elle peut susciter, en s’affranchissant de ce «trouble de penser» et de cette «peine de vivre» dont parlait Tocqueville, qui le prédisposaient à s’interroger en termes religieux sur la signification de son existence. Dans cette perspective, les questions de Malraux ne sont plus d’actualité, elles ne se posent plus, elles ne vont plus se poser, et même elles ne devraient plus se poser.

Un questionnement persistant ?

Certains ont eu cependant, au tournant du XXIe siécle, une vision plus nuancée des choses, en exprimant des inquiétudes proches de celles de Malraux, mais sans partager sa «prophétie» hypothétique sur un retour éventuel du religieux. Ainsi en est-il par exemple de la célèbre analyse du sociologue et historien Marcel Gauchet lorsqu’il décrit, après Max Weber, ce qu’il appelle le «désenchantement du monde» comme une caractéristique fondamentale de la modernité. Ce diagnostic concerne la dimension collective du religieux et son rapport à la société. Pour lui, depuis le XVIIIe siècle particulièrement, les sociétés occidentales sont entrées dans un âge nouveau de l’humanité, en conquérant et en s’appropriant la maîtrise de leur destin collectif, en s’affran­chissant de toute référence extérieure à caractère religieux. Ce qui s’est produit depuis le XVIIIe c’est, selon lui, un processus irréversible de «sortie de la religion», dont le christianisme a été une étape décisive. Ceci pour deux raisons. Tout d’abord, dans la mesure où il distingue, comme tous les monothéismes, le divin de la création, en fondant ainsi une certaine autonomie de cette création. À quoi s’ajoute le facteur spécifiquement chrétien qu’est la distinction du temporel et du spirituel, qui a favorisé à terme l’autonomisation de la destinée historique des sociétés.

Mais, si Marcel Gauchet pense que cette évolution constitue une mutation irréversible de l’organisation des sociétés, le questionnement métaphysique reste cependant, selon lui, une caracté­ristique irréductible de la condition humaine et, sur ce point, l’éclipse du religieux l’amène à partager certaines des préoccu­pations de Malraux15 : «Le déclin de la religion, écrit-il, se paie en difficulté d’être soi. La société d’après la religion est aussi la société où la question de la folie et du trouble intime de chacun prend un développement sans précédent. Parce que c’est une société psychiquement épuisante pour les indi­vidus, où rien ne les secourt ni ne les appuie plus face à la question qui leur est retournée de toutes parts en permanence : pourquoi moi? Pourquoi naître quand personne ne m’attendait ? Que faire de ma vie quand je suis seul à la décider? Nous sommes désormais voués à vivre à nu, et dans l’angoisse, ce qui nous fut plus ou moins épargné depuis le début de l’aventure humaine par la grâce des dieux»16. Soucieux d’éviter les contresens sur sa thèse de la sortie de la religion, il insiste, dans le même sens, sur la pérennité de la «question spirituelle», avec «l’inves­tissement humain sur l’invisible»17 que peut entraîner «la préoccu­pation pour les questions ultimes portant sur la destinée humaine, sur la signification des expériences fondamentales de la vie et sur l’orientation éthique globale de l’existence»18. Car, ajoute-t-il, «si l’animal méta­phy­sique ne se connait plus pour tel, cela ne l’empêche pas d’exister»19. Le diagnostic de Marcel Gauchet n’est donc pas si éloigné que celà de celui de Malraux, même s’il a tendance à déconnecter, con­trairement à Malraux, les interrogations individuelles des interrogations collectives.

Certains ajoutent à ce type d’analyse un facteur social qui est susceptible de rendre plus pressant encore ce questionnement méta­physique individuel. Là où certains disent que l’évolution des sociétés ferait disparaître ces préoccu­pa­tions métaphysiques d’autres soulignent, au contraire, que des changements liés, eux aussi, à la mo­der­nité peuvent les rendre plus présentes. Ainsi, dans les sociétés tradi­tionnelles, la vie des hommes et des sociétés était dominée par la précarité, par le souci obsédant de la survie, qui absorbait une grande partie de leur énergie et de leur faculté de réflexion, alors que l’affranchissement des contraintes biologiques, sociales ou économiques, le développement du «temps libre» risquent de donner aux questions existentielles et métaphy­siques une acuité plus grande que dans le passé. À quoi s’ajoutent les interrogations que fait naître le progrès scientifique et technique, en multipliant des trans­formations, qui, après avoir bouleversé son environnement, tou­chent au plus intime de la condition humaine, en obligeant à considérer que « toute civilisation qui veut arracher l’humanité au destin pose nécessairement la question du destin de l’homme »20.

Ce constat était fait il y a un demi-siècle par le sociologue Edgar Morin, chez qui, depuis, jusque dans ses travaux les plus récents, on trouve une réflexion assez proche de celle de Marcel Gauchet. Lui aussi constate, comme Malraux, la permanence historique des interrogations métaphysiques et des réponses religieuses : «L’humanité a toujours connu l’interrogation et le doute, mais elle a toujours vécu avec des certitudes, avec une idée non-biodégradable de la vérité. Elle a toujours eu besoin de construire des pyramides d’absolu sur les gouffres de la mort»21. Il constate aussi la permanence de ce besoin à travers les tentatives pour lui donner au XXe siècle d’autres réponses que reli­gieuses et l’échec de celles-ci : «Jusqu’à présent on a toujours considéré que l’être humain avait besoin de certitudes pour vivre. Lorsque les grandes religions ont décliné d’autres certitudes, rationa­listes, scien­tistes, ont apporté l’assurance du progrès garanti. Nous avons perdu l’avenir «progressif» promis par le développement de la science et de la raison, qui ont révélé de plus en plus leurs ambivalences et nous avons perdu l’avenir «radieux» du salut terrestre»22. Dès lors Edgar Morin s’interroge en se demandant s’il est possible de se passer de ces réponses, malgré les restrictions qu’elles peuvent comporter pour l’autonomie humaine : «Les idéologies de certitude, en nous protégeant du désespoir n’ont elles pas valeur de survie plus fondamentale que les effets mortels de leur fanatisme? Le temple, la pyramide, la promesse ne sont-ils pas des remèdes vitaux, des antithanatiques nécessaires contre l’angoisse insupportable de l’incertitude et la béance insensée du néant?»23. Sa conclusion est proche de celle de Marcel Gauchet. Notre «nouveau destin» est, selon lui, a-religieux, mais avec l’impos­sibilité d’échap­per aux inquiétudes, aux angoisses, que cela implique : «Pouvons nous imaginer une humanité qui accepte l’incer­titude, l’interrogation, avec tout ce que cela comporte de risques d’angoisse? Il faudra certainement une grande mutation dans notre mode d’être, de vivre et de penser. C’est pourtant notre nouveau destin»24. Le diagnostic d’Edgar Morin, c’est donc la disparition probable des réponses religieuses, mais la persistance du question­nement méta­physique, avec les incertitudes et le malaise que cette béance peut comporter.

Un questionnement actuel ?

Malgré une évolution qui semblerait aller, sociologiquement, statisti­que­ment et médiatiquement, dans un sens opposé au propos de Malraux, en consacrant ce qui peut apparaître comme une sécularisation systé­ma­tique des sociétés liée à la modernité, on peut néanmoins trouver un écho aux analyses évoquées précédemment dans certaines inter­rogations culturelles contem­poraines ou certains événements récents, caractérisés par une résurgence d’interrogations à caractère religieux. Ainsi, chez deux romanciers qui ont mar­qué l’actualité littéraire récente. Tel est le cas d’Emmanuel Carrère qui, dans son roman Le Royaume, rejoint l’analyse de Marcel Gauchet concernant la persistance individuelle des interro­gations existentielles en évoquant l’inquiétude de ceux qui éprouvent «une espèce de stupeur qui leur interdit de vivre sans se demander pourquoi ils vivent, quel est le sens de tout cela, et s’il y en a un». «L’existence pour eux, ajoute-t-il, est un point d’inte­rrogation, et même s’ils n’excluent pas qu’à cette interrogation il n’y ait point de réponse, ils la cherchent, c’est plus fort qu’eux»25. Après avoir évoqué son éphémère conversion personnelle au christianisme, qui s’est soldée, semble-t-il, par un retour à un agnosti­cisme inquiet, ses préoccupations restent malgré tout celles de ce qu’il appelle un «esprit religieux», puisqu’il s’intéresse au «témoi­gnage de ceux qui ont cherché cette réponse, ou, même, ont prétendu l’avoir trouvée». Les cinq cents pages consacrées dans Le Royaume à une enquête romancée sur les origines du christianisme illus­trent cette préoc­cupation. Ce livre constitue un point de repère intéressant, d’abord par la place centrale qu’y occupe le questionnement métaphysique personnel de chacun sur sa propre vie, ensuite par l’importance qu’il accorde à une réflexion plus générale sur des problèmes religieux, enfin par l’accueil surprenant qui a été réservé à ce livre concernant des sujets qui paraissaient au départ trés étrangers à l’air du temps.

L’autre témoignage, plus explicite encore, est celui de Michel Houellebecq dans son roman controversé Soumission et dans les commentaires qu’il en fait. Il donne, en effet, de certains phénomènes contemporains, comme l’audience de l’Islam ou des mouvements évangélistes, à quoi on pourrait sans doute ajouter la curiosité pour le pape François ou le Dalaï Lama, une inter­prétation religieuse et métaphysique, en y voyant une illustration de « la souffrance à vivre sans dieu », de « la difficulté de vivre sans religion »26. Faisant écho aux remarques de Marcel Gauchet, il note, pour sa part, sur le plan personnel : « ce sujet ne m’a jamais laissé tranquille. Les questions qui ont fait perdre le sommeil à Pascal m’ont aussi fait perdre le sommeil. Les espaces infinis: est-ce que tout cela est silence, chaos, vide? (…) J’ai besoin de savoir si le monde est organisé ou pas, ça me torture vraiment ». Ainsi s’expriment, comme chez Emmanuel Carrère, des préoccupations métaphysiques que l’on croyait passées de mode. Mais son question­nement, n’est pas qu’individuel et concerne aussi, comme chez Malraux, le destin des sociétés, qu’il évoque en se référant à Auguste Comte : « La religion, note-t-il, aide beaucoup à faire société. Comme Auguste Comte, je pense qu’à long terme, une société ne peut tenir sans religion. Et, effectivement, on voit aujourd’hui des signes d’effritement d’un système apparu il y a quelques siècles »27. Il diagnos­tique donc « une remontée du reli­gieux »28 : « je crois au retour du reli­gieux. Même si je ne peux pas vous dire pourquoi il survient mainte­nant. Mais je le sens »29. Dès lors, il apparaît que Soumission n’est pas qu’un pam­phlet sur l’Islam comme on le prétend parfois, mais qu’il traduit chez l’auteur et ses personnages des préoccupations métaphy­siques et religieuses30 qui rejoignent rétros­pectivement les interro­gations de Malraux sur le XXIe siècle.

Un questionnement ambigu ?

Ces témoignages littéraires vont donc d’une certaine manière dans le sens des propos de Malraux. La plus récente actualité socio-politique tendrait à les corroborer, en faisant aussi remonter à la surface des interrogations sur ces sujets qui semblaient jusque-là enfouies. Avec des événements violents qui, plus ou moins pertinemment, se réclament de références religieuses et obligent à s’interroger sur leur signification. Dans la pers­pective évoquée ici, les formes meurtrières prises par ces événe­ments interpellent moins que le rôle qu’y jouent des phénomènes de conversion religieuse à l’Islam de jeunes Occidentaux. L’opinion médiatique se rassure en en donnant des interprétations superficielles, en termes de pathologie sociale ou de pathologie mentale31. Mais d’autres réflexions se font jour qui s’inter­rogent sur ce qui ressemble à un certain retour du religieux, au-delà des formes aberrantes qu’il peut prendre. Un mot symbolise assez bien - en creux - la tonalité de ces réflexions, celui de nihilisme. C’est un mot que certains utilisent d’abord pour qualifier les dérives tragiques de l’islamisme, ses causes et ses impasses. Ainsi en est-il du sociologue-historien, spécialiste de l’Islam, Olivier Roy. Celui-ci considère que, par-delà l’apparence religieuse de l’en­ga­­ge­­ment djihadiste, il faut y voir « un nihilisme générationnel » qui dépasse, selon lui, « la sphère musulmane ». En rapprochant le djihadisme d’autres tueries survenues aux USA ou en Scandinavie, il leur voit en effet « une généalogie commune qui relève d’un nihilisme suicidaire »32. Cette référence au nihilisme se justifie d’autant qu’il ne peut être exclu que ce nihilisme violent soit en fait l’envers d’une autre forme de nihilisme, même si celle-ci est plus insensible.

Selon certains, en effet, il conviendrait de se demander si les dérives de ce nihilisme meurtrier et destructeur, de ce nihilisme hard, n’est pas le revers de ce qui peut apparaître comme le nihilisme soft de sociétés caractérisées par un scepticisme et un relativisme généralisés à l’égard de toutes les références susceptibles de donner un sens et une signification au monde et à l’existence humaine. L’Occident d’aujour­d’hui n’est pas loin en effet du Malraux de 1926,  constatant « qu'il n'est plus d'idéal auquel nous puissions nous sacrifier, car de tous nous connaissons les mensonges, nous qui ne savons point ce qu'est la vérité »33. La « religiosité mortifère »34 évoquée précédemment serait alors une réaction plus ou moins désespérée à l’« ère du vide »35 qui s’est instaurée dans les sociétés occidentales, une réaction se traduisant par une quête sauvage du sens et de l’absolu qui ne trouve plus à se satisfaire dans le consumérisme des sociétés sécularisées. Au-delà de l’effondrement de tous les repères séculiers, qu’ils soient moraux, sociaux ou politiques, la réflexion sur ce nihilisme renvoie à une dimension métaphysico-religieuse, en y voyant la manifestation des limi­tes d’une société individualiste et matérialiste, devenue incapable de ré­pon­dre aux questions que l’homme se pose sur sa condition et sa destinée. Illustrant ce point de vue, un observateur remarque que si certains des récents convertis au djhadisme pouvaient être considérés comme « parfaitement intégrés » au consu­mérisme occidental, en fait « ils étaient intégrés au rien, à la négation de tout élan historique et spirituel, et c'est pourquoi ils ont fini par se soumettre à un islamisme qui n'était pas seulement en réaction à ce vide mais aussi en continuité avec ce vide »36. Cette « pathologie du vide » peut ainsi apparaî­tre comme une illustration contemporaine des questions que se posait Malraux face à la crise du sens des sociétés occidentales, avec, en filigrane, le problème des réponses de type religieux – fussent-elles aberrantes - qu’elle peut susciter.

On remarquera qu’un point de vue semblable se retrouve dans un roman intitulé Terroriste, qui, lui, a été écrit en 2007, après les attentats du 11 septembre 2001, par l’écrivain américain John Updike. Il y raconte l'itinéraire d’un gamin américain presque ordinaire, enrôlé volontaire derrière la bannière du fanatisme religieux islamiste et progressivement mêlé à la préparation d’un attentat-suicide. Updike le décrit en réaction à une Amérique qu’il considère en plein naufrage social et spirituel et parle dans ce livre d’une « faim d’absolu dans un monde où tout est relatif »37. C’est le nihilisme latent des sociétés occidentales qui serait alors le terreau des errances du sectarisme religieux, de l'intolérance violente et d’une dé­raison meur­trière. L’approche est un peu la même, mais de façon moins dramatique  et moins tragique, dans Soumission, le roman de Michel Houellebecq, dont le postulat est celui d’une victoire électorale en France d’un parti islamiste « modéré », pacifique mais néanmoins attaché à la charia. Ce qui est ici significatif c’est la « con­version » à l’Islam des deux universitaires qui sont les personnages principaux du livre. Le premier, le plus présent puisque c’est le narrateur, illustre le nihilisme soft évoqué précédem­ment, caractérisé par un scepticisme dépressif et quelque peu aboulique, émaillé de quelques tentatives avortées pour retrouver des références chrétiennes, avant un ralliement surtout utilitaire et peu enthousiaste à l’Islam. La conversion est donc ici dans le prolongement désenchanté de ce nihilisme soft. En revanche, en rupture avec ce nihilisme soft, le second personnage est plus dynamique et d’une certaine façon plus positif, puisqu’il devient un dignitaire universitaire et un soutien actif du nouveau régime. Il explique qu’il a basculé dans la conversion à l’Islam après avoir tenté de trouver des réponses occidentales, « identitaires» et catholiques, à ses interro­gations et à ses aspirations. Cette démarche lui étant apparue comme vaine, il prétend avoir trouvé dans l’Islam certaines des valeurs qu’il avait recherchées ailleurs et l’espoir d’un renouveau spirituel qu’on ne peut plus espérer d’une Europe exténuée. En observant que « les hommes se battent pour des raisons métaphysiques, certainement pas pour des points de croissance »38, la « conversion » de ce personnage apparaît alors comme une réac­tion à ce qui est perçu comme des carences spirituelles des sociétés occi­dentales39. En tout cas, chez Updike comme chez Houellebecq, on rencontre une réflexion tournant autour d’un « retour du religieux », en relation avec les impasses ou, du moins, les limites de ce qui peut apparaître comme un nihilisme latent des sociétés occidentales proche de celui dont s’inquiétait Malraux.



Même si l’orientation majoritaire des sociétés occidentales sécu­larisées semble apparemment aller dans un autre sens, ces obser­vations et ces témoi­gnages, empruntés à l’actualité la plus récente tendent à donner une certaine validité - pour partie au moins - au pronostic, réel ou supposé, de Malraux et, surtout, aux questions sous-jacentes qui étaient les siennes. Ils montrent d’abord la persistance des interrogations méta­physiques individuelles de chacun, concernant le sens et la signification de son existence, même si « l’euphorie perpétuelle »40 des sociétés de consom­mation peut sembler les étouffer et les marginaliser. Ils illustrent la « difficulté d’être soi » que peut engendrer le vide créé par l’absence de réponse à ces questions, tout en conduisant à s’interroger sur le fait de savoir si ce « mal-être » peut se cantonner, ainsi que le pense par exemple Marcel Gauchet, aux seuls individus, et s’il n’est pas susceptible d’avoir des conséquences sociales, comme tendraient à le montrer les dérives les plus contemporaines. Enfin, indé­pendam­ment des formes aberrantes que peut prendre une certaine forme de retour du religieux dans l’actualité, ils posent, corrélativement, le problème des réponses religieuses possibles à ces questions, qui est loin d’avoir disparu dans les profondeurs de l’histoire comme on a pu le croire. Avec, en arrière-plan, un questionnement sur la forme de ce « retour des dieux » éventuel dont parlait Malraux, concernant le rôle que peuvent jouer en ce domaine les religions traditionnelles ou l’hypo­thèse, qu’il formulait, d’un retour du religieux, certes, mais susceptible de « présenter des formes aussi différentes de celle que nous connaissons que le christia­nisme le fut des religions antiques »41. Ainsi, la référence au propos de Malraux cité en commençant conduit à des interrogations qui sont moins obsolètes que la culture médiatique dominante pourrait le laisser supposer.



Jean-Louis Loubet del Bayle*

*Professeur émérite de science politique à l’Université des Sciences sociales de Toulouse-Capitole. Auteur de nombreuses études consacrées à l’histoire des idées, notamment sur les “non-conformistes des années 30” (Point-Seuil 2001).

1 L‘écrivain catholique André Frossard aurait rapporté le premier ce propos dans une de ses chroniques qui fut publiée sous ce titre : «je n’ai jamais eu que cinq ou six conversations privées avec [lui], mais ce fut chaque fois pour l’entendre parler de religion, et je suis tout à fait sûr d’avoir été le premier à recueillir sa fameuse formule sur le XXIe siècle, que l’on déforme aussi souvent qu’on la cite. Il ne dit pas : «Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas.», mais «Le XXIe siècle sera mystique ou ne sera pas.» ce qui n’est pas tout à fait la même chose.». Cité par Michaël de Saint Cheron, Malraux : la recherche de l'absolu, Paris, La Martinière, 2004, p. 20-21 :

2 La tentation de l’Occident, Grasset, 1926, p. 78

3 Ibid, p. 175.

4 Cet essai se présente sous la forme d'un échange de lettres entre un Chinois voyageant en Europe et un Français voyageant en Orient.

5 Ibid., p. 175

6 Ibid., p. 139

7 Ibid. p. 139

8 Les chênes qu’on abat, Gallimard, p. 204

9 Cité par J. Lacouture, André Malraux, Une vie dans le siècle, Paris, Le Seuil, 1973 p. 409

10 Entretien avec Ion Mihaileanu en juillet 1975, publié par Le Monde du 5 juillet 1986..

11 Antimémoires, Gallimard, 1967 , p. 342

12 Michel Onfray,«Principes d’atheologi, Traité d’atheologie, Première partie, §8, Grasset, 2006

13 Le hasard et la nécessité, Seuil, 1970, p. 224

14 Cf. par exemple Michel Onfray,«Principes d’athéologi, Traité d’athéologie, Première partie, §8

15 Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985, p. 302

16 Les recherches du psycho-sociologue Daniel Ehrenberg illustrent par exemple ces remarques en analysant les formes nouvelles de souffrance psychologique qui lui paraissent liées à l’autonomisation des individus qui, libérés de toute contrainte, mais seuls face à leur liberté, se trouvent affrontés à un vertige de l’illimité et du «tout est possible» qui génère paradoxalement le sentiment d’une difficulté ou d’une impuissance à agir. En observant le déclin des névroses et la croissance des pathologies dépressives, il peut noter : «La dépression est la contrepartie inéluctable de l’homme qui est son propre souverain»(La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998, p. 277; cf aussi L’homme incertain, Odile Jacob, 1995).

17 Marcel Gauchet, Le religieux après la religion, Grasset, 2004, p. 62

18 Ibid, p. 56

19 Marcel Gauchet, La condition historique, Stock, 2003, p. 312

20 Edgar Morin, Anthropopolitique. Pour une politique de l’homme, Seuil, 1965, p.

21 Pour entrer dans le XXIe siécle, Point-Seuil, 2004, p. 287

22 Le Monde, Entretien avec Castoriadis, 19 mars 1991

23 Pour entrer dans le XXIe siècle, op. cit, p. 287

24 Le Monde, Entretien avc Castoriadis, op. cit. Dans le même sens : « C'est la grande étape historique et anthropologique à accomplir : vivre en reconnaissant notre condition d'êtres humains, condamnés à la mort parce que nous sommes vivants, ignorant le pourquoi du cosmos et incertains de notre avenir ». (Le Monde, 21/11/1991)

25 Op. cit, p. 47

26 Entretien «De conversion en soumission» avec J. Henric et C. Millet, le 17 décembre 2014, publié in Art-Press, Février 2015.

27 Ibid

28 Journal télévisé de France 2, 6 janvier 2015

29 Entretien op. cit.

30 En dépit de propos, en 2001, assez critiques à l’égard des monothéismes, un spécialiste universitaire de son oeuvre écrit «En réalité, la question religieuse est présente depuis le début dans l’œuvre de Houellebecq. Il est hanté par le spectre de la disparition de la religion. Houellebecq ne croit pas en Dieu. Mais il affirme qu’aucune société ne peut survivre sans religion sous peine de suicide car, avec la famille, la religion répond à une nécessité sociologique essentielle qui est de relier les hommes et de donner un sens à leur existence. D'où son désespoir: l'idée d'un grand vide... » (Bruno Viard, i24 news, 18/12/2014)

31 A contrartio cf. ces remarques du sociologue J.P Le Goff, «Si la dimension psychologique, psychiatrique est bien réelle, elle ne saurait pour autant rassurer. Le fanatisme religieux, en l'occurrence islamiste, les idéologies meurtrières ne sont pas seulement l'expression débridée de pulsions destructrices, ils s'articulent à un système de croyances qui ont leur consistance propre, mettent en jeu des conceptions du monde, de la vie et de la mort, du pouvoir…, désignent l'ennemi à combattre et à éliminer. C'est cette réalité qu'ont du mal à affronter des individus autocentrés qui voient le monde comme le prolongement d'eux-mêmes, de leurs relations affectives et de leurs sentiments. Dans une société morcelée et déconnectée de l'histoire, la psychologie a tendance à s'ériger en nouvelle explication globale du monde, tandis que l'émotion et la morale des bons sentiments envahissent le discours politique »( Figarovox 10/1/2015)

32 Le Monde 26/9/2014

33 La tentation de l’Occident, op. cit. p. 216

34 Selon l’expression du sociologue d’origine iranienne, Fahad Khosrokhava, in Radicalisation, Maison des sciences de l’homme, 2014.

35 En reprenant le titre prémonitoire de l’essai de Gilles Lipovesky, qui, en 1983, analysait les manifes­tations précoces de l’évolution qui a conduit à l’atonie de l’Occident d’aujourd’hui (L’ère du vide, NRF-Essais, 1983)

36 Fabrice Hadjaj, «Les djihadistes, le 11 janvier et l’Europe du vide», Figarovox, 10/2/2015..

37 John Updike, Terroriste, trad. Points-Seuil, 2008, p. 235.

38 Michel Houellebecq, Soumission, Flammarion, 2015, p. 251

39 À noter que, de manière significative, beaucoup de commentaires médiatiques ont mis surtout l’accent sur un attrait de l’Islam qui serait ici lié au triplement de la rémunération des universitaires et à la perspective offerte par la polygamie d’avoir plusieurs épouses.

40 Cf. Pascal Bruckner, L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur, Grasset, 2000.

41 In revue Preuves, Mai 1955

 

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Crédit photo: Wikicommons

Par Diego Delso, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=42184395




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