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Chronique d’une fracture annoncée

Un texte de Philippe Labrecque
Thèmes : France, Islamisme
Numéro : Argument 2018 - Exclusivité Web 2018


La Communauté (Albin Michel, 2018), ce récit journalistique racontant l’évolution de la ville française de Trappes au cours des cinquante dernières années par les deux journalistes du quotidien Le Monde, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, aurait pu s’intituler Trappes, histoire d’une fracture annoncée ou même Les alarmistes avaient tous raison, car leur enquête confirme ce qui est maintenant une évidence : l’islamisation d’une partie du territoire français.

 

Malgré ses qualités, La Communauté ne fait donc que constater ce qui avait déjà été confirmé, soit la réalisation des prédictions les plus pessimistes d’il y a quelques décennies en rapport à l’immigration de masse et à l’islamisme. En d’autres mots, alors que cela ne fait plus de doute aux yeux de la majorité, Bacqué et Chemin constatent tardivement l’évidence de l’apparition d’une forme de sécessionnisme régional, ce qui a déjà été qualifié de « guerre civile de faible intensité ».

 

Ce n’est pas dire que La Communauté échoue à la tâche que ces auteurs lui ont donnée, soit de faire la chronique de l’histoire récente de cette ville située à quelques kilomètres de Paris avec justesse et nuance, sans tomber dans l’euphémisme du politiquement correct mais tout en évitant aussi d’user d’un vocabulaire crépusculaire et fataliste.

 

Les auteurs savent décrire tous les contrastes de cette terre d’accueil que fut Trappes pour de multiples vagues d’immigrants. Ainsi, ils évoquent tant les histoires à succès comme celles de Jamel Debouzze et d’Omar Sy que l’incubateur que fut la ville pour certains des terroristes ayant exécuté les attentats contre Charlie Hebdo et pour un nombre record de djihadistes français qui ont quitté pour rejoindre l’État islamique.

 

Bacqué et Chemin touchent à tous les aspects qui caractérisent l’évolution de la ville de Trappes : le passage de l’immigration contrôlée à vocation économique à l’immigration de masse, la fin de l’utopie communiste, la pauvreté, la drogue, l’isolement géographique, l’urbanisme manqué, l’implantation de divers réseaux islamistes, les conversions de masse à l’islam intégriste, l’autoségrégation couplée aux départs des groupes ethnicoreligieux non-musulmans, et, finalement, un communautarisme qui flirte avec une sécession de fait par rapport à la nation française.

 

Les deux journalistes décrivent comment le communisme tout puissant à Trappes durant la période d’après-guerre fit ainsi place à l’islamisme au fil du temps. Mais Bacqué et Chemin s’isolent mentalement dans l’univers trappiste quand elles devraient incorporer cette évolution d’un -isme à l’autre dans un contexte large et plus éclairant. Ce passage du communisme à l’islamisme est en effet ancré dans un contexte plus général, soit le remplacement global de la base électorale de la gauche (et de l’objet de son fétiche), soit la classe ouvrière d’antan, par les masses immigrées de la seconde moitié du 20e siècle, ainsi que la drôle d’alliance qui s’est formée au cours des dernières années entre certains groupes de gauche et l’islamisme en Occident.

 

Dans le cours de leur ouvrage, Bacqué et Chemin citent un confrère journaliste en reportage à Trappes en 2003 alors que celui-ci fait l’observation qu’il lui est nécessaire de faire usage d’une « fixer », ce guide qu’un reporter se doit d’engager pour naviguer les méandres d’un pays étranger qui lui serait autrement opaque, sans que les deux journalistes osent en tirer une conclusion pourtant évidente alors que cela prend place aux portes de la capitale française.

 

Quelques années plus tard, commentant l’absence de communion entre la France et les populations des banlieues dans la foulée des attentats de Charlie Hebdo, François Hollande, alors président, ne démontrait pas la même réserve que les deux journalistes, du moins en privé, alors qu’il déclarait « c’est quand même ça qui est en train de se produire : la partition » (Un président ne devrait pas dire ça, Stock 2016).

 

L’utilisation du voile comme « étendard identitaire » alors que les Tablighis (un groupe islamiste indo-pakistanais) « recrutent les jeunes filles en promettant de l’argent à celles qui se voilent », ceux-ci percevant le voile comme « un moyen de mobiliser et de radicaliser la jeunesse des banlieues » ne suscite pas d’analyse non plus, ni de synthèse supplémentaire de la part des journalistes. Un Québécois ou un Canadien pourrait par contre froncer les sourcils en lisant ces lignes sur l’instrumentalisation islamiste du voile et penser à la propagande du gouvernement fédéral qui affichait une femme voilée, le 8 mars dernier, lors de la Journée internationale de la femme, pourtant placée sous la tutelle du ministère de la Condition féminine du Canada.

 

Les conversions à l’islam se répètent à intervalle régulier au fil des pages de La Communauté. On en vient à se demander quand la prochaine conversion sera mentionnée. Mais celle-ci n’est pas difficile à prévoir, alors qu’un scénario tristement reconnaissable prend forme : arrivée des islamistes, demandes communautaristes, prise de contrôle de l’espace public au moyen des signes religieux ostentatoires, hallalisation des commerces et patrouilles de quartier ‘citoyennes’ pour s’assurer du respect des lois islamiques et non celle de la république, bien entendu.

 

Il faudra lire Michel Houellebecq, David Thomson ou Boualem Sansal pour réellement pouvoir saisir le vide existentiel de cet Occident lâche et épuisé, ainsi que la nature du totalitarisme islamiste qui mène à ces conversions de masse, car Bacqué et Chemin, elles, ne poursuivent malheureusement pas la réflexion au-delà de l’observation factuelle.

 

Elles ne relativisent pas la violence rhétorique et physique qui émane de ces nouveaux groupes chéris de la gauche. Anciennement déçue par les rêves bourgeois des prolétaires, la gauche est maintenant aux prises avec un électorat hypnotisé par une nouvelle forme d’antisémitisme alimenté par le conflit israélo-palestinien et les théories du complot juif dans le style d’une propagande qui ressemble tristement aux Protocoles des sages de Sion. Elles décrivent bien en quoi la gauche s’écroule intellectuellement, désemparée par cette « haine » qui ne vient pas de l’extrême droite, cet ennemi si utile à la gauche pour incarner le mal, mais de ses propres bases électorales, comme si sa matrice lui permettant de comprendre le monde éclatait en morceaux, la laissant désemparée.

 

Pas de gêne non plus devant l’avachissement moral des autorités, incapables d’utiliser les mots justes pour décrire l’incendie de la synagogue de Trappes, soit un acte criminel et de nature antisémite par des résidents de la ville encouragés par un groupe islamiste. Bacqué et Chemin racontent bien comment les autorités ont finalement classé l’incendie comme étant un accident causé par un mégot de cigarette, ce que personne ne croit, par crainte de stigmatiser les musulmans de Trappes et de France. Alors que les appels de « morts aux juifs, mort à Israël » se multiplient à la suite de cet incident, le rabbin de la synagogue incendiée permet d’entrevoir le zeitgeist quand il cite Albert Camus : « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. »

 

Bacqué et Chemin font bien quand elles établissent au profit de leur lectorat le lien entre l’antisémitisme qui gagne un pan des musulmans de France, la violence de l’intifada qui s’étend jusqu’en France, la montée du sionisme chez les Français juifs parallèle à la montée du Likoud en Israël et leur exode hors des banlieues de l’islam et hors de France au profit d’Israël.

 

Ceci étant dit, même si elles ne font que la chronique de l’évolution de Trappes, l’approche journalistique détachée et objective choisie par les deux journalistes fait la force de l’ouvrage tout en constituant sa plus grande faiblesse : car La Communauté arrive quelques décennies trop tard alors que le sujet a déjà été grandement documenté et après que l’ampleur du problème soit maintenant largement reconnue après avoir fait l’objet d’un véritable aveuglement collectif durant ces mêmes décennies.

 

Il est vrai qu’un récit journalistique n’a pas vocation à être une thèse de sociologie ou bien de la littérature houellebecquienne. Toutefois, même si les deux journalistes mentionnent sporadiquement que les phénomènes mentionnés s’observent et se multiplient aux quatre coins de la France et de l’Europe, Bacqué et Chemin ne réussissent jamais réellement à faire la synthèse de l’époque comme le fait Christophe Guilluy (Fractures françaises, Flammarion, 2013), David Thomson (Les revenants, Le Seuil, 2016), Gilles Kepel (Les banlieues de l’islam, Le Seuil, 1987) ou même, dans le registre littéraire, Michel Houellebecq (Soumission, Flammarion, 2015) et Boualem Sansal (2084, Gallimard, 2015), pour ne nommer que ceux-ci.

 

Involontairement peut-être, ou subtilement, au travers de l’histoire de cette ville française, Bacqué et Chemin auront tout de même réussi à tracer les lignes de fractures ethnico-religieuses qui se sont formées au sein des pays européens au cours des dernières années.

 

Tout le monde y gagne ; Israël devient une échappatoire pour les Juifs de France et d’Europe qui sont confrontés à la montée de l’islamisme sur ce continent ; ces derniers peuvent accentuer leur isolationnisme communautaire sur des territoires toujours grandissants pour pouvoir « vivre loin des kouffars » ; les « gaulois », comme les nomment les populations immigrantes, ont déserté des banlieues ou des villes où ils sont devenus minoritaires pour rejoindre des banlieues bourgeoises ou bien pour s’installer dans cette France périphérique appauvrie décrite il y a quelque temps par Christophe Guilly. Finalement ce sont les musulmans qui souhaitent s’incorporer au républicanisme français qui quittent à leur tour ces « banlieues de l’islam », comme les Français juifs et les Gaulois avant eux, ayant bien compris qu’ils n’y étaient plus les bienvenus.

 

Il n’y a qu’une France de plus en plus fracturée qui y perd.


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