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Entre le Fuck Truck et le Fuck Toute : la vertu qui loge au milieu du confort et de l’indifférence

Un texte de Alexandre Provencher-Gravel
Dossier : Le cinéma québécois en six prises
Thèmes : Cinéma, Québec, Éducation
Numéro : vol. 21 no. 1 Automne 2018 - Hiver 2019

ERRATUM

À la suite d’une malencontreuse inattention survenue à l’étape de la mise en pages du numéro, l’article d’Alexandre Provencher-Gravel sur le cinéaste Denys Arcand, « Entre le Fuck Truck et le Fuck Toute : la vertu qui loge au milieu du confort et de l’indifférence», n’a pas été intégré au dossier «Le cinéma québé­cois en six prises ». Pour cette raison, le texte est immédiatement accessible sur le site de la revue et paraîtra également dans le prochain numéro du périodique.

Nos excuses à l’auteur et aux lecteurs.

La direction


Entre le Fuck Truck et le Fuck Toute: la vertu qui loge au milieu du confort et de l’indifférence

 

 

C’était un mois avant le référendum de 1995. Un professeur de philosophie de mon collège avait jugé opportun de faire visionner Le confort et l’indifférence durant la période du dîner. Nous ne fûmes que trois ou quatre à nous présenter. Il n’y avait pas de ferveur référendaire chez mes camarades d’étude : il y avait des jeunes pour la souveraineté, des jeunes contre la souveraineté, mais il y avait surtout des jeunes qui avaient appris à dissimuler leurs opinions afin de respecter celles des autres. C’est pourquoi le premier sentiment que généra le film de Denys Arcand en moi fut celui de la stupeur : il y avait déjà eu des gens qui avaient voulu la souveraineté du Québec à ce point-là?

 

 

 

Mon sentiment final au sortir du visionnement fut différent. Je ne cessais de ruminer le témoignage d’Hauris et Monique Lalancette, agriculteurs abitibiens qui réfléchissent à voix haute sur la défaite que vient de subir le camp du oui. Les épaules jetées vers l’avant, la mine basse, Monique se demande comment plusieurs de ses concitoyens ont pu ne pas aller voter, et si les souverainistes n’ont pas été trop doux quant il aurait fallu se battre, tandis qu’Hauris explique à son fils comment le système est arrangé pour qu’on ne pense pas aux vrais problèmes. Tous les deux sont abattus. La défaite n’est pas encore encaissée et ne le sera peut-être jamais. Leur émotion, leur commotion, se transmettait parfaitement au jeune étudiant que j’étais, quinze ans plus tard, assis dans une classe lors d’une période «libre» dans un cégep de Québec.

 

En sortant de la classe, j’avais la rage au cœur. J’étais indigné par la pusillanimité des Québécois. Leur lâcheté, leur paresse, leur faiblesse intellectuelle devant les sophismes et les manigances du fédéral, leur incapacité à souffrir, leur manque de fierté, tout cela me frappait comme un coup de poing dans le ventre. Ces Québécois, c’était moi. Devais-je avoir honte de moi-même?

 

Je fais partie, depuis, de ces professeurs qui font visionner à leurs étudiants le documentaire d’Arcand. Je le fais d’abord pour leur montrer comment les thèses de Machiavel peuvent expliquer notre monde actuel. Je le fais aussi afin de les prémunir contre la bêtise et l’amour du bien-être matériel, sources de servitude. Or, depuis quelques années, le film me semble tomber à plat devant mes jeunes de dix-huit ans. Je crois percevoir moins d’indignation, moins d’étonnement, moins de sympathie que lorsque je le montrais pour la première fois il y a dix ans. Comme si l’indifférence prédite pour l’avenir dans le documentaire s’était enfin réalisée. J’en ai eu la preuve après une séance particulièrement assoupie quand le dernier étudiant à quitter la classe s’est approché de moi pour me dire amicalement: «Vous savez, c’est vieux ce que vous nous montrez. – Que veux-tu dire par ‘vieux’? – Ben, l’image, là, c’est du VHS. Ça fait vieux.»

 

On dira que la question nationale n’est plus pertinente pour eux. C’est vrai, mais ce n’est pas nécessairement vrai. Le confort et l’indifférence pourrait tout aussi bien avoir un effet choc justement parce que personne ne leur parle de cette question aujourd’hui. On répondra alors qu’ils ne connaissent pas les protagonistes (certains ne savent même pas qui est René Lévesque) et que les subtilités de Machiavel leur échappe. Mais cela était presque aussi vrai il y a dix ans, et le documentaire avait pourtant plus d’effet.

 

J’aimerais dans ce texte chercher à comprendre pourquoi mes étudiants sont devenus insensibles au portrait du Québec offert par ce documentaire. J’en profiterai pour réfléchir sur le sens de ce chef-d’œuvre d’Arcand, tant sur sa forme que sur son fond.

 

Un blocage esthétique


 

Une première hypothèse pour expliquer pourquoi le film suscite si peu de réaction quand je le projette aujourd’hui est que mes étudiants ne se reconnaissent pas dans ceux qu’ils voient à l’écran. Ces hommes et ces femmes sont en VHS alors qu’eux sont maintenant en HD. Mais surtout, les images ne pénètrent pas leur imaginaire parce qu’ils ne se voient pas comme les ti-vieux ou comme les bourgeois méprisés dans le documentaire. La lutte des classes leur est inconnue, et la vieillesse est toujours repoussée plus loin. Ils vivent dans le confort, mais tout le monde autour d’eux vit aussi dans le confort, alors où est le problème?

 

Je ne dis pas qu’ils restent de marbre durant le visionnement. Mais même ce qui les touche contribue à les détacher des protagonistes et du propos du film. Le combat de boxe entre Réginald Chartrand, du camp souverainiste, et André Beauchamp, du camp fédéraliste, fait immanquablement rire: surtout grâce aux commentaires de Ronald Jones, qui se moque de Beauchamp: «J’ai hâte de voir le gars qui va représenter le non. Pour moi, ça va être un ti-vieux. Garanti, c’est un ti-vieux!» Mais Ronald Jones roule ses «r», et mes étudiants ne le font plus: alors, comment se reconnaître en lui?

 

Ils rient de cette ancienne employée de Radio-Canada qui s’en prend vertement à Claude Morin, puis qui, vindicative, se dispute avec des intellectuelles souverainistes. Exaspérée, l’une d’elles lui répond: «Allez-y en Ontario pis battez-vous pour les francophones. Ils vont vous passer au fusil. Allez-y! Allez-y! Je vais vous payer le voyage.» Mais mes étudiants n’aiment pas la chicane: dans leur rire se fait aussi entendre leur malaise.

 

Ils rient lorsque le parti Rhinocéros, avec Michel Rivard et Claude Meunier aux commandes, présente son programme, une excellente parodie du fameux discours de Trudeau sur les ressources naturelles du Canada. Mais ils n’ont jamais entendu une joke de newfie de leur vie et éprouvent une certaine gêne à rire du Canada.

 

Pour des étudiants qui n’ont jamais eu de contact avec le Québec du siècle dernier, entendre un discours de Camil Samson est une expérience en soi. Dans un style oratoire qui a longtemps fait fureur, Samson, avec de grands mouvements des bras, des cris stridents et des pauses théâtrales, tente de persuader son public de sous-sol d’église avec l’analogie douteuse du référendum comme une «trappe à souris». Cela les conforte toutefois dans leur préjugé que le Québec d’antan était arriéré.

 

Ce qui faire rire le plus, toutefois, ce sont bien sûr les dernières scènes du documentaire au stade olympique — ce stade qui deviendra un symbole de l’incurie québécoise pour Arcand. C’est à la fin du documentaire qu’Arcand tente de prédire le futur d’un Québec de ti-vieux et de ti-counes: des floralies, des bingos et des VR. Mes étudiants s’esclaffent lorsqu’ils voient le fuck truck, avec son toit en tapis et son cellier au-dessus d’un foyer. Mais ce qui les fait rire est le mauvais goût du propriétaire, ainsi que ses longs favoris (sans oublier qu’il roule ses «r»). Si on leur présentait la même scène, mais avec une vedette d’Instagram qui décorerait de feuilles de bambous son baisodrome roulant, ils trouveraient cela enviable. C’est ainsi que leur échappe le propos d’Arcand, lequel, tout de suite après avoir montré le fuck truck, nous montre un homme torse nu parler tranquillement de son bateau. Puisque ce qu’on voit alors n’est pas de mauvais goût, il n’y a rien à voir pour eux.

 

C’est ainsi que ce qu’il y a de sérieux dans ces scènes leur échappe. Ils ne comprennent pas, par exemple, qu’en présentant un extrait du programme du parti Rhinocéros, Arcand annonce que la politique qui suivra la défaite référendaire sera risible et caricaturale. Ils ne comprennent pas qu’Arcand se moque d’eux trente ans à l’avance, eux, ces jeunes barbares qui n’auront que le confort et l’inculture comme credo. Ils ne peuvent croire que ce vieux film est en fait un portrait du futur.


Un blocage intellectuel


 

Au blocage esthétique s’ajoute peut-être un autre blocage : mes étudiants ne comprendraient pas les commentaires offerts par le personnage de Nicolas Machiavel. Celui-ci leur parle de princes et de principautés dans un français qui n’est pas celui de notre époque. Il serait impossible aux étudiants de lier ce que dit Machiavel aux images qui passent sous leurs yeux, tout comme il serait impossible, dit-on, de leur faire lire les grandes œuvres du passé. Ils ne pourraient comprendre que leur époque.

 

Il est vrai que mes étudiants n’ont pas souvent été dépaysés par leurs lectures scolaires. Il est vrai qu’il y a chez eux une certaine naïveté adolescente qui rend le discours de Machiavel étrange. Toutefois, s’il y a un autre changement que j’aperçois chez mes étudiants depuis dix ans, c’est la popularité grandissante de Machiavel. C’est en effet le philosophe qui, dans mes classes, séduit le plus facilement. Les aspects repoussants de sa pensée ne choquent presque plus. Mes étudiants sont des réalistes: les nombreuses séries télévisées dont ils se sont gavés leur ont souvent montré que l’homme est un loup pour l’homme. Il faut faire ce qui est nécessaire pour réussir, disent-ils, et Machiavel ne leur dit pas autre chose. Avec Machiavel, ils disent que le peuple est par nature idiot et manipulable; ils sont bien moins démocrates qu’on ne le croit.

 

Ce n’est donc pas difficile de leur faire comprendre les thèses de Machiavel dans ce film. Si les souverainistes ont échoué, c’est parce qu’ils se fiaient à un prophète désarmé, c’est-à-dire à un leader charismatique (René Lévesque) qui n’avait aucun moyen de coercition pour amener les Québécois à agir comme il le voulait. Le parti fédéraliste, de son côté, avait aussi un leader charismatique, mais féroce et sans scrupules (Pierre Elliott Trudeau), que le Canada a acheté, avec ses lieutenants (Jean Marchand, Jean Chrétien), pour aller persuader le petit peuple dans les sous-sol d’églises, à coups de mensonges et de fausses peurs, de voter pour le non[1]. Si Lévesque comptait sur l’amour des Québécois pour sa personne et pour leur propre pays, Trudeau pouvait compter sur la peur des Québécois de perdre le peu de confort qu’ils possédaient; et la peur est une passion plus fiable que l’amour quand on veut infléchir la destinée d’un peuple.

 

Réduit à cette thèse, le documentaire d’Arcand devient facile à enseigner aux étudiants. Peut-être même que Le confort et l’indifférence ne séduit pas car il ne fait que ressasser ce qu’ils savent déjà. S’il y a blocage intellectuel, il est d’une autre nature.


Un blocage philosophique


 

Peut-être que le véritable blocage n’est ni esthétique, ni intellectuel, mais philosophique. Ce ne sont pas les images qu’ils voient et les paroles qu’ils entendent qui les empêchent de connecter au film. Ce serait leur incapacité à réfléchir par-delà les images et les paroles pour découvrir le véritable sens du film. Le documentaire d’Arcand, en effet, n’est pas le typique documentaire journalistique, qui présente les faits de manière chronologique, avec un narrateur qui explique ce qui se déroule devant nos yeux et des experts qui clarifient toute question que nous pourrions nous poser. Le confort et l’indifférence est d’abord et avant tout le fruit d’un brillant montage. Pour être compris, il exige que le spectateur se demande constamment pourquoi le réalisateur a choisi de placer telle scène à tel moment, ou pourquoi il a fait succéder cette scène à cette autre scène, ou pourquoi le discours que nous entendons ne correspond pas à l’image que nous voyons. Arcand nous parle à travers les choix silencieux qui ont présidé à son montage.

 

C’est en réfléchissant qu’on découvre que Le confort et l’indifférence offre beaucoup plus qu’une leçon de réalisme machiavélique. En effet, s’il était un film purement machiavélique, il ne génèrerait aucune sympathie pour les perdants, les guenilleux et les faibles d’esprit, pas plus qu’il ne génèrerait du mépris pour les winners capitalistes. L’effet visé et recherché du documentaire n’est pas «d’apprendre à ne pas être bon», comme l’enseigne Machiavel au chapitre quinze du Prince. Il ne s’agit pas de libérer le spectateur pour qu’il prenne son destin en main. Ce qu’Arcand veut, c’est plutôt dégonfler les espoirs de ceux qui veulent changer le monde: il veut nous faire comprendre qu’il n’y avait rien à faire, de toute façon, pour sauver le Québec. Des forces titanesques, à l’œuvre depuis des siècles en Occident, broient tout ce qui leur résiste sur leur passage. L’individualisme cultivé par la démocratie moderne et l’amour du confort que nourrissent les avancées technologiques structurent nos sociétés: vouloir aller à leur encontre est de la folie. «Impossible donc de “faire” l’histoire, on ne peut que la subir[2].» La leçon d’Arcand n’est donc pas que les souverainistes « ont été trop doux » et qu’ils auraient dû appliquer les méthodes machiavéliques pour gagner le référendum: c’est de cesser d’espérer infléchir le cours des choses.

 

Le vrai porte-parole d’Arcand dans le documentaire n’est pas Machiavel, mais Jacques Lemieux, un ébéniste éloquent[3]. Lemieux possède un point de vue historique large qui lui permet de voir sous le bon angle la défaite référendaire. Comme Lothaire Bluteau à la fin de Jésus de Montréal, il est conscient de l’évanescence des peuples, de leurs valeurs et de leurs institutions. Le peuple québécois est voué à disparaître comme tant d’autres peuples, car il est faible. Il n’avait qu’à voter pour acquérir son indépendance, mais il n’en a pas eu la force, ce qui est un signe patent de sa faiblesse et donc de sa mort prochaine. Lemieux prédit avec acuité le futur d’un Québec qui est devenu le nôtre: une fois le référendum perdu, la politique québécoise deviendra insignifiante et mesquine. Le Québec deviendra les gentils French Canadian, un cute resort place pour les touristes en quête d’exotisme: le français et la culture québécoise mourront à petit feu. Le Canada, quant à lui, tirera la leçon qui s’impose: puisque ce peuple veule n’a pas le courage de se séparer, il ne faut pas lui céder un pouce quand il réclame plus de liberté ou de justice. En conséquence, dit Lemieux, le sage se détachera de la société québécoise: «Je vais me nourrir d’autres rêves que de celui d’une collectivité qui s’assume, qui s’articule, qui se prend en main et qui arrête de niaiser. […] “Oui, mais nos chèques de pensions? Oui, mais nos chèques de vieillesse? Qu’est-ce qui va arriver à notre argent?” – Tu te dis, bon, réglez ça pour vous autres, sécurisez-vous avec de la ouate jusqu’aux oreilles – qu’est-ce que tu veux que ça me sacre ce que ce monde-là va penser, ce qu’il va voter?»

 

Loin d’être machiavélique, Arcand, comme Lemieux, est cynique, mais au sens ancien du terme. Si le machiavélique et le cynique considèrent l’homme comme un être mesquin et méprisable, le premier se propose de profiter de la bêtise humaine, tandis que le second propose de laisser la société à elle-même, quitte à vivre comme un chien. Mieux, Arcand, bien au fait de ces distinctions, préfère se qualifier d’épicurien: se retirer de la société, oui, mais avec des amis, de la bonne chère, du bon vin, des femmes et des livres, tout en restant modéré[4].

 

C’est ainsi qu’avec Le confort et l’indifférence, Arcand règle ses comptes avec le Québec. Il s’agit d’abord de justifier son détachement du sort de la nation. Le bonheur est dans le jardin épicurien individualiste, où l’on cultive son esprit en regardant de loin les puissants soumettre les faibles. Le déclin de l’empire américain sera la suite logique du Confort et l’indifférence. Il n’est pas dit ici qu’Arcand a la conscience claire: sa sympathie pour les êtres broyés par le système et son socialisme de jeunesse le mettent en conflit avec son épicurisme de la maturité. Mais en tout cas, l’un semble peser plus fort que l’autre.

 

En adoptant ce point de vue épicurien, Arcand semble participer du mal qu’il dénonce. Lui aussi n’est-il pas amoureux du confort? Lui aussi n’est-il pas indifférent aux questions politiques[5]? Au final, peut-être faut-il s’ouvrir à l’idée que l’épicurisme d’Arcand, qui lui permet ce regard à distance sur la société québécoise, enlève paradoxalement de la crédibilité à ce regard.

 

On aurait pourtant envie de le suivre jusqu’au bout dans son épicurisme, tant il est séduisant. Mais la liberté d’esprit demande un effort de résistance, comme toute liberté. Elle demande d’être sujet de la raison plutôt que de nos passions. Nos étudiants ont-ils appris à résister à ce qui est facile et séduisant?


Comment débloquer l’homme servile


 

Dans le documentaire, un homme qui fume la pipe en regardant les Expos à l’omniprésent stade olympique affirme: «J’pense que c’est très difficile pour un peuple qui n’est pas dans la misère, qui ne connaît pas trop de merde, de prendre une décision, de prendre un risque.» Cette version simplifiée de la thèse du Confort et de l’indifférence m’a toujours parue une évidence — jusqu’à ce qu’un professeur de science politique m’explique un jour qu’il est tout aussi crédible de penser qu’un peuple dans la misère avait naturellement tendance à protéger le peu qu’il possédait et à ne pas prendre de risques. Ni le confort ni la misère ne suffisent à expliquer pourquoi un peuple devient indifférent aux changements politiques ou à l’idée du meilleur.

 

Ce professeur, comme beaucoup d’autres, m’a permis de dépasser mes opinions simplettes. Avec le temps, à la suite de lectures, de discussions et de réflexions, bref grâce à une éducation, ma fascination juvénile pour Machiavel s’est estompée. Les hommes sont-ils naturellement portés à ne pas vouloir être opprimés? À éviter la souffrance à tout prix, à aimer le confort avant leurs parents ou leur pays? J’en suis venu à me demander si cet amour du confort et des nouvelles technologies est bel et bien naturel. Ne serait-il pas le produit de notre culture? La peur du changement, le goût de rester dans ses vieilles pantoufles, préférer un mal connu à un bien inconnu, quoique communs, sont peut-être aussi naturels que l’amour de la nouveauté, le goût de l’aventure et l’espoir d’améliorer son sort. La citation qui ouvre le film: «Les hommes préfèrent toujours subir des malheurs supportables plutôt que se redresser et abolir les formes de gouvernement auxquelles ils sont accoutumés», qui semble donner raison au duo Machiavel-Arcand, provient pourtant de la Déclaration d’indépendance des États-Unis, soit du document qui enjoint aux Américains de l’époque de sortir de leur coutume et de faire la révolution.

 

Cette citation qui ouvre le documentaire permet ainsi une autre interprétation des faits que celle de Machiavel ou d’Arcand. Parce que c’est un film profond plutôt qu’un pamphlet, Le confort et l’indifférence ne présente pas uniquement les faits et les arguments qui corroborent le point de vue de l’auteur. Si bien que parmi tous ces Québécois craintifs pour leur bien-être, on peut en voir d’autres prêts à risquer leur confort pour plus de liberté. Parmi tous ces Québécois pour qui liberté se résume à «pouvoir d’achat», il s’en trouve d’autres pour qui la liberté est l’indépendance politique. Parmi tous ces Québécois indifférents au bien commun, il y a en a d’autres qui se sentent faire partie d’une communauté.

 

Cette autre interprétation du documentaire, Étienne de La Boétie aurait pu la fournir. En effet, quand on connaît le Discours de la servitude volontaire, on est étonné de constater à quel point le Confort et l’indifférence offre une parfaite illustration du chef-d’œuvre de La Boétie. Les trois causes de la servitude volontaire (l’accoutumance à servir, l’abêtissement du peuple nourri par le tyran et la convoitise des amis du tyran) y sont reflétées comme dans un miroir de la nature humaine. Si Arcand avait choisi La Boétie au lieu de Machiavel pour commenter le récit de 1980, les images aurait pu être les mêmes; la leçon aura été toutefois différente. Car, contrairement à Machiavel, La Boétie ne pense pas que la servitude est naturelle. Tant de peuples ont par le passé préféré la liberté à la servitude que cela tient pour lui de l’évidence: et cela tiendrait de l’évidence pour nous aussi si nous étions nourris comme autrefois des grands textes républicains, ou si on nous montrait les premières nations telles qu’elles étaient avant leur conquête. Pour un peuple pris dans un système de servitude, le retour à la nature n’est toutefois pas facile. Mais il n’est pas impossible.

 

En considérant les causes de la servitude volontaire, on voit qu’il faudrait désaccoutumer le peuple à servir: que cette désaccoutumance passerait par sa rééducation qui abolirait le divertissement abêtissant, attaquerait la mollesse qui rend servile et lui ferait voir sa situation réelle. Mais avant tout, la sortie de la servitude volontaire exige pour La Boétie que l’esclave qui croit être libre se perçoive pour ce qu’il est, c’est-à-dire un esclave. Or comme l’esclave croit que la servitude est naturelle, ou n’est pas honteuse, ou est profitable, il est difficile de lui faire voir la réalité. La Boétie croyait que le meilleur moyen d'aider l’esclave à se connaître était de lui faire voir un autre esclave qui lui ressemble: et une fois que l’esclave se reconnaît dans son alter ego, lui montrer comment cet esclave est au fond misérable. L’esclave a besoin d’un miroir pour se voir tel qu’il est, soit un être lâche, abêtit, incapable de dire non à ses passions; et pour voir ce qu’il devrait être, soit un être fait pour être indépendant et raisonnable. Il a besoin de se reconnaître dans un esclave par-delà le fait qu’il roule ses « r » ou possède un fuck truck. Il a besoin de se reconnaître dans un esclave par-delà le fait qu’il semble libre en criant « Fuck Toute ».

 

Un cynique dira qu’une telle éducation est hors de portée du peuple, trop bête pour comprendre ce qui le fait souffrir ou trop sot pour calculer son véritable intérêt. Mais il ne s’agit pas tant de faire lire La Boétie ou Karl Marx aux prolétaires que de changer ce que les gens s’imaginent être. Dans le documentaire, ce ne sont pas des intellectuels dont les murs sont tapissés de diplômes qui nous expliquent les ressorts de la domination. Ce sont des ouvriers immigrants, qui ne parlent pas français, mais qui votent pour le oui parce qu’ils ont compris que c’est dans l’intérêt de leur classe. Loin d’être les serviteurs du grand capital, ils se font la réflexion très facile à faire que si les patrons votent pour le non, c’est parce que c’est dans leur intérêt: par conséquent, l’intérêt des ouvriers est de voter dans le sens contraire. Ce sont des agriculteurs, comme Hauris Lalancette, qui expliquent dans leurs propres mots «comment le système est arrangé pour faire oublier le grand problème». Ce sont des jardiniers, des boxeurs, des ébénistes qui expliquent à la caméra pourquoi ils résistent aux manipulateurs et aux séducteurs: qui dira alors qu’il est impossible pour le peuple d’être libre?

 

Lorsque la cinémathécaire Thérèse Laramé, partisane du non, nous explique, tandis qu’on voit des vieillards manger dans leur centre d’accueil, que nous avons besoin des pensions du fédéral, et qu’elle conclut: «Est-ce qu’on mord la main de celui qui nous donne à manger?», je demande à mes étudiants quelle est la réponse à cette question. Leur sens de la justice voudrait leur faire répondre: «Non». Et La Boétie souligne que la gratitude est une cause de la servitude volontaire. Mais il suffit de leur demander si un éleveur qui nourrit un porc pour le charcuter fait cela pour le bien du porc, et ils comprennent tout de suite ce que Madame Laramé n’a pas compris. Il y a donc espoir.

 

Dans une des scènes les plus émouvantes du film, Maurice Chaillot nous décrit ce qu’il a ressenti lorsqu’il a déposé son bulletin de vote dans l’urne: «Nous, on vote pour la vie. On ne vote pas pour la survie de notre petit confort, et de nos supposés chèques d’assurance maladie. On vote pour tout, pour notre royaume, pour ma maison, pour mes enfants. Et c’est la première fois de ma vie que je sens que je pose un geste pour ma fille… et pour mon garçon…» Le sens de la communauté fait honneur à Chaillot quand on le compare à tous ces hommes et ces femmes qui, dans le documentaire, ne parlent que de leur portefeuille devant leurs enfants trop jeunes ou trop naïfs pour comprendre que leurs parents ne pensent pas à eux. Il n’y a pourtant rien d’extraordinaire dans cette émotion que ressent Chaillot. N’est-ce pas naturel de se soucier de ceux qu’on aime?

 

Par la suite, Maurice Chaillot décrit sa réaction après la défaite référendaire: «Je sentais que tout ce que j’avais rêvé pour le Québec, c’était un château de cartes sans plaquette de verre, que tout tombait, tout partait, tout s’en allait. Je me sentais comme si je mourais. J’ai pleuré dans la voiture devant les enfants, je sanglotais comme si c’était la mort de ma mère. […] Il y a une certaine dignité de la vie qu’il faut [avoir] pour bien mourir. Je ne veux pas mourir étant celui qu’on a écrasé, qu’on a réduit à une autre image que la sienne.» Il y a deux façons de mourir dans la dignité: pour l’une, ce qui compte est de ne pas souffrir physiquement, de mourir dans la ouate: pour l’autre, qui est celle de Chaillot, ce qui compte est de mourir debout, en accord avec ses principes. Cette dernière façon de mourir est-elle si peu commune? N’y a-t-il donc personne qui se soucie de cette dignité-là?

 

Ce n'est donc pas en levant le poing en l’air et en criant «Fuck Toute» qu’un peuple se libère de ce qui l’asservit. La solution à la servitude volontaire est une désaccoutumance, un long processus éducatif comparable à la sortie progressive de la pénombre pour s’habituer à la lumière. La leçon que les souverainistes auraient dû retenir du film d’Arcand, c’eût été de redoubler les efforts pédagogiques pour désaccoutumer les nouvelles générations — par définition moins prises par la coutume — des fausses conceptions de leurs aïeuls. La grande erreur souverainiste après le second échec référendaire fut de laisser l’autre camp faire la leçon dans les écoles aux milléniaux sur ce qui est vertueux et ce qui ne l’est pas.

 

Pour sortir un être humain de la servitude, la patience est de mise. Patience que ni les souverainistes pressés, ni Jacques Lemieux, ni Denys Arcand ne possèdent. C’était le discours que je voulais offrir à mes étudiants cet hiver. Mais au moment où j’allais le livrer, une étudiante m’a rappelé que j’avais promis d’écourter le cours parce que nous n’avions pas pris de pause comme de coutume. Elle était pressée d’aller sur Instagram. My time was up.

 



[1]. Jean Chrétien, par exemple, fait craindre que l’essence double de prix si le Québec devient indépendant. Or le prix de l’essence doubla tout de même entre 1980 et 1984 au Québec, et ce même s’il faisait toujours partie du Canada: voir, par exemple, le graphique de l’évolution du prix de l’énergie au Québec sur le site Cirano.qc.ca.

[2]. Éric Bédard, «Pierre Falardeau et Denys Arcand, lecteurs de Maurice Séguin» dans Recours aux sources, Montréal, Boréal, 2011, p. 71.

[3]. Un signe que Lemieux est le porte-parole par accident d’Arcand est que ses propos correspondent à la citation de Soljenitsyne qui clôt le film: «Nos vies sont tellement courtes comparées à la lenteur de l’histoire». Arcand laisse entendre que puisque nos vies sont courtes, nous ne pouvons pas les sacrifier pour faire advenir la Révolution ou la justice ou tout grand projet politique qui prend beaucoup de temps à se réaliser. Je note toutefois que la citation est prise hors-contexte et détourne le propos originel de Soljenitsyne: car dans le contexte de L’archipel du Goulag, elle se trouve au milieu d’un paragraphe qui décrit comment un Russe dépolitisé s’est mis à «servir son pays en perdition» et à «faire un pas politique» lorsque l’approche de l’armée allemande durant la Deuxième guerre mondiale rendait crédible la disparition du régime communiste tant détesté (L’archipel du Goulag, t. III, Paris, Seuil, 1976, p. 24).

[4]. Voir, à ce sujet, la réponse d’Arcand à Carl Bergeron dans Un cynique chez les lyriques (Boréal, 2012, p. 111): «S’il fallait d’ailleurs absolument que je me réclame d’une sagesse antique, sans renier Diogène, je me tournerais plutôt vers Épicure et Lucrèce qui m’ont toujours enchanté.» Voir aussi Réal Larochelle, Denys Arcand: Mille Plateaux, Québec, Presses de l'université Laval, 2014, p. 75, où Arcand dit préférer l’étiquette de tragique à celle de cynique.

[5]. «Je n’ai aucun avis. Je suis prêt à suivre celui de la majorité. Qu’on me dise à qui payer mes impôts… […]. Aujourd’hui, la politique ne m’intéresse plus, y compris l’indépendance du Québec» (cité dans Michel Coulombe, Denys Arcand: la vraie nature du cinéaste, Montréal, Boréal, 1993, p. 107).

 

 

 

 


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