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Protocole d’entente sur la nomination des juges québécois à la Cour suprême

Un texte de Marc Chevrier
Thèmes : Canada, Québec, Droit, Fédéralisme, Multiculturalisme
Numéro : Argument 2019 - Exclusivité Web 2019

Après le multiculturalisme, voici le multijuridisme canadien


On a fait grand cas du nouveau protocole d’entente conclu à la mi-mai entre les gouvernements de Justin Trudeau et de François Legault mettant en place une procédure spéciale pour combler un des trois postes de la Cour suprême qui doivent provenir des barreaux ou de la magistrature du Québec. L’éditorialiste du quotidien Le Devoir, Robert Dutrisac, a salué dans ce protocole négocié par la ministre de la Justice et des Relations canadiennes, Sonia Lebel, une « importante avancée pour le Québec », tout en affirmant qu’en vertu d’une Constitution « faite pour durer mille ans », « le premier ministre canadien, même s’il le voulait, ne peut donc pas renoncer à sa responsabilité de nommer les juges de la Cour suprême[i]. » Cette entente découle sans doute de l’avis rendu par la Cour suprême en 2014, dans lequel elle a estimé que le gouvernement fédéral ne pouvait pas choisir un juge issu de la Cour fédérale (le juge Nadon) pour combler l’un des trois postes de juges réservés au Québec — sur un total de neuf — selon la Loi sur la Cour suprême. Dans cet avis, la Cour a observé que cette exigence formait « un moyen d’assurer non seulement le bon fonctionnement, mais aussi la légitimité de la Cour suprême en tant qu’institution fédérale et bijuridique[ii]. » De plus, il fallait que « les traditions juridiques et les valeurs sociales distinctes du Québec y soient représentées, pour renforcer la confiance des Québécois envers la Cour en tant qu’arbitre ultime de leurs droits. » Mais le diable se cachant dans les détails, on devrait se garder de crier victoire. Le Québec fait sans doute de petits gains à la marge, mais chèrement monnayés, sans que le gouvernement fédéral lâche ses prérogatives régaliennes. Regardons ce protocole de plus près.

C’est une simple entente administrative, qui n’a pas force de loi, comme il s’en est conclu souvent entre Ottawa et Québec pour confier à ce dernier certaines tâches sans avaliser la chose dans le droit officiel. Comme d’habitude, on relègue la reconnaissance de la réalité québécoise à une forme de sous-droit. Le pouvoir de nomination des juges demeure défini dans la Loi sur la Cour suprême, loi du parlement fédéral qui réserve ce pouvoir au gouverneur en conseil, par lettres patentes.

Dans le nouveau processus instauré, le gouvernement fédéral conserve la primauté, à toutes les étapes. Tout d’abord, on instaure un Comité consultatif indépendant pour le Québec — ou CCIQ —, qui sera une créature de l’exécutif fédéral, dont la nature et le mandat seront calqués sur ceux fixés par décret fédéral pour le Comité consultatif indépendant créé en 2016. Les membres du CCIQ, y compris ceux du Québec, seront légalement considérés comme des conseillers spéciaux du premier ministre fédéral, suivant la Loi sur l’emploi dans la fonction publique. Ensuite, c’est le gouvernement fédéral qui définira seul les critères de sélection que devra suivre le CCIQ. Ces critères ne sont pas anodins. Ceux qui ont été transmis aux comités consultatifs indépendants déjà formés par Ottawa brossent un portrait édifiant d’un futur candidat à la Cour suprême. Doté de « force morale » et d’une grande capacité intellectuelle, il devra défendre l’intégrité juridique du régime canadien et de ses valeurs, comme incarner la « diversité ». Il ressemble à plusieurs égards au Hercule imaginé par le théoricien américain du droit Ronald Dworkin. C’est aussi le ministre fédéral de la Justice qui transmet au Québec la liste des candidats retenus par le CCIQ. Le protocole prévoit que le ministre fédéral procédera à des consultations auprès de nombreux acteurs, membres du cabinet, opposition, comité parlementaire. On dit que le Québec procédera aussi à des consultations, en mentionnant seulement le juge en chef du Québec (comme si les consultations du Québec couvraient des acteurs moindres en nombre et en importance). Enfin, c’est le premier ministre fédéral qui exerce le pouvoir de nomination final, après avoir reçu rapport des consultations et de la recommandation du premier ministre du Québec. C’est aussi le premier ministre fédéral qui rend publique cette nomination. De plus, c’est le président du Comité consultatif indépendant général, nommé par Ottawa, qui présidera le CCIQ. Comme celui-ci devra se conformer au décret fédéral adopté en juillet 2016, ce comité distinct pour le Québec sera « convoqué à la discrétion et à la demande du premier ministre » fédéral, qui pourra aussi exiger des noms de candidats supplémentaires qualifiés.

En réalité, le gouvernement du Québec ne nommera directement que deux des huit membres du CCIQ. Trois membres du CCIQ proviennent de l’État fédéral (nommés par l’exécutif ou ancien juge d’une cour supérieure fédérale). En d’autres termes, par ce protocole, le gouvernement du Québec, censé représenter l’« État du Québec », accepte de se mettre sur le même pied que des associations professionnelles et des facultés universitaires, en somme des entités corporatives intermédiaires. Comme les échanges entre le CCIQ et les deux gouvernements doivent demeurer confidentiels, le public ne devra donc pas savoir si le premier ministre fédéral a suivi effectivement la recommandation du premier ministre du Québec.

Chose étonnante, l’article 5 du protocole prévoit que tous les membres du CCIQ devront être bilingues (pour permettre des délibérations en français). Le processus de nomination instauré en 2016 ne prévoyait pas une telle chose pour le Comité consultatif indépendant. C’est donc dire qu’on impose le fardeau du bilinguisme seulement pour le processus de nomination qui touche au Québec. Voilà qui est éloquent. On pourrait y voir une forme d’extension administrative de la Loi sur les langues officielles, ou même de l’article 133 de Loi constitutionnelle de 1867, qui assujettit les tribunaux et les travaux législatifs du Québec au bilinguisme institutionnel. Par ailleurs, les critères et la procédure usités pour déterminer si les candidats sont effectivement bilingues relèveront du Commissariat à la magistrature fédérale, qui supervise la nomination des juges fédéraux.

Le protocole prend certes acte de « la tradition juridique distincte du Québec », mais rien de plus, sans référence « aux valeurs sociales distinctes du Québec », ni à la dimension fédérale de la Cour. Il est significatif également que la notion de « bijuridisme », présente notamment dans l’avis de la Cour suprême de 2014, ne figure pas dans le protocole. Or, si on lit les critères d’évaluation déjà transmis par l’exécutif fédéral aux comités consultatifs indépendants institués depuis 2016, on s’aperçoit que le bijuridisme brille par son absence. Mais on y évoque les « traditions juridiques autochtones » et le « Québec dont la tradition juridique repose sur le droit civil pour la plupart des questions de droit privé. » Ces critères décrivent le droit canadien comme un seul système juridique. Le décret fédéral auquel le CCIQ devra se conformer indique que les membres du comité devront :

appuyer le gouvernement du Canada dans ses efforts pour atteindre, à la Cour suprême du Canada, l’équilibre des genres et la représentativité de la diversité de la société canadienne dont font partie les peuples autochtones, les personnes handicapées et les membres des communautés minoritaires linguistiques, ethniques et autres, y compris celles dont les membres ont une identité de genre ou une orientation sexuelle qui diffère de celle de la majorité[iii].

Dans les rapports déjà remis par les comités consultatifs indépendants, on fournit ainsi des statistiques sur l’auto-identification des candidats reçus comme membres d’un groupe, tels que les groupes ethniques et culturels, les minorités visibles, les Autochtones, les personnes handicapées et les LGBTQ2. On y fait aussi état des consultations entreprises auprès d’une table de concertation rassemblant une multitude d’associations de juristes regroupés selon leur origine ethnonationale ou religieuse. En clair, on voit se dessiner pour le bijuridisme canadien le même sort qu’a connu le biculturalisme après la commission Laurendeau-Dunton. Du bijuridisme on va insensiblement vers le multijuridisme, qui fait du droit civil québécois une tradition parmi une mosaïque d’autres traditions légales, insérées toutes dans un système de droit unifié sous les auspices d’une common law impériale[iv]. Est-ce cette évolution qu’entérine le protocole d’entente, qui insiste sur le fait que les juges provenant du Québec « reflètent la diversité canadienne » (voir article 8 du protocole) ?

Qui plus est, il faudra comprendre que la Loi sur la laïcité de l’État que le Québec s’apprête à adopter ne s’appliquera pas au résultat du processus. L’article 10 de la Loi sur la Cour suprême prévoit que le serment du juge nommé à la cour doit se terminer par la phrase : « Ainsi Dieu me soit en aide ». Au moment où déjà on envisage des contestations de la loi québécoise fondées sur des articles de la Charte canadienne qui échapperaient à l’emprise de la clause dérogatoire, il est amusant d’observer que des juges investis par le secours divin devront ultimement disposer de ces questions épineuses. De même, les juges nommés devront habiter dans la région de la « capitale nationale » telle que définie par la loi fédérale sur la capitale nationale ou dans une zone périphérique de 40 kilomètres. En somme, quand bien même le Québec aurait mis son grain de sel dans la sélection des juges de la Cour suprême, ces derniers demeureront des juges fédéraux, porteurs des valeurs du régime canadien et placés à la tête d’une puissante Cour dont l’organisation appartient au parlement fédéral.

Ce protocole apparaît nettement en deçà des demandes traditionnelles du Québec en ce qui touche sa participation au processus de nomination des juges de la Cour suprême. L’accord du lac Meech de 1987 prévoyait que le gouvernement fédéral nomme les trois juges du Québec parmi les recommandations faites par le gouvernement du Québec, sans diluer son influence dans un comité consultatif où les représentants de ce dernier seraient minoritaires. Les gouvernements du Québec depuis Jean Lesage ont déjà proposé des réformes ambitieuses de la Cour suprême ou même la création d’une cour constitutionnelle spécialisée, afin de rendre le système de justice plus conforme au principe fédéral.

Au vrai, ce système, mis en place en 1867, est de type unitaire et non fédéral. La Cour suprême elle-même n’en a pas fait mystère, elle qui a reconnu « la nature essentiellement unitaire du système judiciaire canadien[v]. » Cet unitarisme se reflète notamment dans le fait que le gouvernement fédéral nomme et rétribue les juges des cours dites supérieures et dans la compétence universelle de la Cour suprême, qui est une cour générale d’appel, c’est-à-dire qu’elle est compétente à l’égard de toute question de droit, indépendamment de la division fédéraliste des compétences. Dans plusieurs fédérations, au contraire, l’organisation judiciaire est de type dualiste. Les tribunaux fédéraux, y compris le tribunal suprême, jouissent alors d’une juridiction partielle, bornée à l’application des lois fédérales et de la constitution, comme aux États-Unis. Ce qui veut dire que les litiges qui impliquent uniquement le droit des états fédérés ne tombent pas sous la juridiction des tribunaux fédéraux et que ces états jouissent d’une autonomie tangible dans l’administration judiciaire. L’unitarisme structurel de l’organisation judiciaire canadienne explique pour une bonne part la faiblesse du droit civil québécois. Déjà borné aux domaines du droit privé qui ne dépendent pas de la loi fédérale, ce droit est mis en œuvre par un appareil judiciaire sorti du moule de la common law britannique et innervé par le pouvoir de nomination exclusif du cabinet fédéral, longtemps perméable au favoritisme politique – appelé patronage en anglais.

Il s’en trouvera plusieurs qui célébreront dans le protocole d’entente un magnifique hommage aux beaux principes du fédéralisme, d’autant plus qu’il obtient à peu de frais la collaboration québécoise à la sélection des futurs Hercule du droit canadien. Ce n’est toutefois pas le fédéralisme dualiste qui est ici renforcé. S’en trouvent plutôt légitimées la dimension unitaire de l’organisation judiciaire canadienne et la vocation du grand cosmos normatif canadien à tout intégrer dans son ordre, qui nivelle au nom de la diversité les différences ethnosociales, les croyances, les « traditions juridiques » et les nations prétendues, sous l’astre de la divine providence.



[i] Robert Dutrisac, « Juge à la Cour suprême : importante avancée pour le Québec, », Le Devoir, 18 mai 2019. En ligne : https://www.ledevoir.com/opinion/editoriaux/554689/juge-a-la-cour-supreme-importante-avancee-pour-le-quebec .

[ii] Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, [2014] 1 R.C.S. 433.

[iii] Décret 2016-0693, Conseil privé du Dominion du Canada, en ligne :  https://decrets.canada.ca/attachment.php?attach=32437&lang=fr .

[iv] Le concept de multijuridisme affleure déjà quelque temps dans la littérature juridique. Voir par exemple cette page du ministère fédéral de la Justice : https://www.justice.gc.ca/fra/sjc-csj/franc/dual/multijur.html .

[v] Voir l’affaire Hunt c. T & N plc, [1993] 4 R.C.S. 289. Voir aussi Ontario (Procureur général) c. Pembina Exploration Canada Ltd, [1989] 1 R.C.S 206, p. 215.


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