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Péril idéologique à l’université

Un texte de Claude Simard
Thèmes : Éducation, Censure, Mouvements sociaux
Numéro : Argument 2020 - Exclusivité Web 2020

J’ai passé la majeure partie de mon existence à l’Université Laval. Durant plus de 40 ans, j’y ai été tour à tour étudiant en lettres puis professeur de didactique du français et j’y ai occupé divers postes, dont celui de doyen de la Faculté des sciences de l’éducation. Mon enracinement dans la vie universitaire m’a fait prendre conscience du rôle primordial que joue l’université dans la société. Créée entre le XIe et le XIIIe siècle, l’université est la plus vieille institution occidentale qui a survécu depuis le Moyen Âge à toutes les vicissitudes de l’histoire. Vouée à l’avancement des connaissances, elle constitue le phare intellectuel de l’humanité. Aussi faut-il la protéger jalousement et éviter qu’elle ne soit entraînée dans des dérives qui pourraient saper ses fondements en tant que foyer de ce que les Grecs anciens nommaient l’« épistémè », la sphère du savoir, par opposition à la « doxa », la sphère de l’opinion.

À la vue de ce qui se passe aujourd’hui dans nos universités, je ne peux que m’inquiéter pour leur avenir. L’intransigeance idéologique qui y sévit de plus en plus risque de compromettre sérieusement la qualité de l’enseignement qui y est dispensé comme des recherches qui y sont conduites. Deux événements récents me laissent craindre que les universités ne soient en passe de perdre leur statut de hauts lieux de savoir pour se transformer en chapelles de la censure et de la rectitude politique.

À l’Université d’Ottawa, en septembre dernier, Verushka Lieutenant-Duval du Département d’arts visuels a été temporairement suspendue de son poste de chargée de cours et a été blâmée par les autorités universitaires simplement pour avoir employé le mot « nègre » (« nigger » en anglais) dans un cours en histoire et théorie de l’art. Comme elle l’a précisé dans les excuses qu’elle a cru devoir offrir, elle a eu recours à ce mot sans aucune intention offensante, mais seulement dans le but pédagogique d’en retracer l’évolution. Des étudiants activistes se sont indignés du seul fait que leur professeure blanche ait employé en salle de cours ce mot proscrit à leurs yeux. De surcroît, ils n’ont pas hésité à tenir des propos irrespectueux à son endroit sur les réseaux sociaux.

Une trentaine de collègues de l’enseignante qui ont pris publiquement sa défense ont été à leur tour dénigrés et accusés d’adopter une attitude raciste que leurs détracteurs n’ont pas craint d’associer à leur origine francophone. Par un curieux renversement, ces étudiants antiracistes de l’université bilingue d’Ottawa ont versé eux-mêmes dans le racisme francophobe en traitant sur internet ces enseignants de « fucking frogs ». D’autres professeurs de diverses universités anglophones du Canada ont été nombreux à trouver la lettre de leurs collègues francophones offensante et certains sont allés jusqu’à les accuser avec dédain d’être des suprémacistes blancs. L’affaire a donc creusé encore plus le fossé culturel entre les anglophones et les francophones au Canada.

Une situation similaire s’est produite cet été à l’Université Concordia. Des étudiants woke ont lancé une pétition condamnant Catherine Russell, une professeure de cinéma. Ils ont demandé que son cours lui soit retiré sous prétexte qu’elle avait prononcé en classe, à l’automne 2019, le mot  « nègre » en citant le livre Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières, un pamphlet marquant de la littérature québécoise. Les autorités universitaires n’ont pas hésité à recevoir la plainte de ces étudiants extrémistes. Malgré son acte de contrition, Catherine Russell a continué d’être taxée de racisme.

Ces deux événements ubuesques révèlent que nos universités sont dangereusement contaminées par une forme de moralisme social radical qui substitue, comme critérium de la validité, le jugement idéologique à la raison critique, le moralisme à la science, la doxa à l’épistémè.

Discutons d’abord de l’attitude pénitente des deux professeures. Même si elles ont été l’objet d’un traitement foncièrement injuste et d’odieuses calomnies, elles se sont senties obligées de présenter publiquement des excuses, ce qui en dit long sur le degré d’intériorisation des dictats de la bienpensance au sein de la communauté universitaire. Ces deux professeurs n’avaient pas du tout à se culpabiliser ni rien à se faire pardonner, puisqu’elles n’avaient accompli que leur travail d’universitaires en fournissant à leurs étudiants des connaissances propres à les aider à mieux appréhender les phénomènes à l’étude (ici un terme, là un ouvrage, qui rendaient compte de faits historiques). Ce sont les étudiants extrémistes qui auraient dû être incriminés et assignés à comparaître devant un comité de discipline pour agression verbale et atteinte à la réputation d’autrui.

Examinons ensuite la déclaration officielle que le recteur Jacques Frémont de l’Université d’Ottawa a publiée le 19 octobre 2020 peu après  l’« incident » concernant la chargée de cours Lieutenant-Duval. Une telle déclaration ne peut que dérouter tout intellectuel soucieux de la liberté de pensée et de la primauté de la raison au sein de l’institution universitaire. Ce responsable d’une des grandes universités canadiennes se perd en arguties pour tenter de faire l’apologie du puritanisme et du subjectivisme.

Partageant l’obsession des mots tenus pour outrageants par les antiracistes de son université, Jacques Frémont succombe avec eux au tabou linguistique en s’interdisant d’employer en entier le mot controversé « nègre » (ou « nigger ») sous prétexte que ce vocable, pourtant bien attesté dans la langue, revêtirait un « caractère inacceptable ». Il parle avec pudibonderie d’un « mot commençant par n ». L’esprit inquisitorial atteint ici des sommets : dans le passé, les censeurs mettaient à l’index des livres au complet à cause de leur contenu jugé hérétique, maintenant les nouveaux inquisiteurs mettent à l’index de simples mots qu’ils tiennent pour des emblèmes du mal. La langue n’est pas du tout un code moral, mais bien un système constitué d’unités sémiotiques permettant la dicibilité de l’existence et du monde. Or, sous l’effet d’une sorte de fétichisation du langage, certains activistes à l’esprit puritain, évacuant la fonction sémiotique de la langue, préfèrent attribuer à de simples mots un pouvoir blasphématoire, leur seule énonciation suffisant à leur avis à commettre un acte de mépris colonialiste quel que soit le contexte dans lequel ils sont utilisés.

À titre de linguiste, je tiens à souligner que la langue sert d’abord à représenter les entités du monde par des signes oraux ou écrits pour les besoins de la communication. En plus de cette fonction première de dénotation, qui est d’ordre cognitif, les mots peuvent prendre des valeurs affectives qui les chargent de connotations mélioratives ou péjoratives. Le lexique d’une langue comprend autant de mots à connotation méliorative qu’à connotation péjorative. Ce n’est pas parce qu’on insère dans son discours un mot controversé ou insultant qu’on endosse forcément les valeurs dépréciatives qu’il véhicule. Comme dans le cours dispensé par Verushka Lieutenant-Duval, la citation d’un mot péjoratif en situation d’enseignement ou d’exposé peut s’imposer si on veut en étudier l’histoire, la forme ou le contenu ; le mot est alors pris comme objet de savoir en soi dans une perspective métalinguistique sans aucune autre visée que didactique.

Comme l’a soutenu le sociologue-historien Gérard Bouchard dans Le Devoir du 28 octobre 2020, les universitaires ont le devoir scientifique de n’écarter aucun aspect de la réalité. Leur attention doit porter également sur les « expressions chargées de significations infamantes » afin d’en élucider de façon critique le processus d’élaboration : « L’objectif est d’abord de les nommer et de les déconstruire pour mieux comprendre leur origine, leur histoire, pour reconstituer le cheminement qui en a fait des symboles dégradants, pour mettre à jour l’effet stigmatisant qu’ils produisent et pour remettre en question leur fondement. »

Lors de l’émission La grande librairie du 6 novembre 2019 sur France-TV, le grand lexicographe Alain Rey, rédacteur en chef des dictionnaires Le Robert, a insisté lui aussi sur ce poids des mots dans l’aventure humaine : « La langue est la mise en œuvre d’un inconscient collectif gigantesque. C’est l’histoire qui s’exprime à travers les mots. Vous savez, les mots sont des fenêtres à travers lesquels on voit l’histoire. » Par conséquent, vouloir abolir des mots à cause de certaines sensibilités du moment équivaut à vouloir oblitérer l’histoire et inéluctablement à succomber à l’inculture.

L’éthique de la communication peut certes amener un sujet parlant à éviter tel mot péjoratif dans son discours pour ne pas blesser son interlocuteur. Ce choix relève de son jugement personnel. Mais il serait utopique de vouloir dissimuler ou supprimer collectivement tout le lexique dépréciatif d’une langue dans l’espoir vertueux de protéger les individus qui pourraient en être incommodés. Les mots ne relèvent pas des individus mais de toute une communauté linguistique formée d’une pléiade de générations successives qui leur ont donné, à travers le temps et l’espace, diverses significations et les ont dotés d’une épaisseur ethnolinguistique qui dépasse largement les réactions subjectives de tel ou tel locuteur. L’écrivain d’origine haïtienne Dany Laferrière, dans une entrevue accordée à la radio de Radio-Canada le 25 octobre dernier, a bien souligné que le mot « nègre » allait « plus loin qu’une douleur individuelle » en en  dégageant l’importance sociohistorique, culturelle et artistique dans l’univers francophone.

D’ailleurs, si on s’avisait d’appliquer une telle logique de purification linguistique, on ne pourrait plus guère utiliser les termes associés à des périodes sombres de l’histoire ou à des phénomènes dégradants de l’humanité de peur de choquer les âmes sensibles ou les différentes victimes de discrimination ou de violence.  

Est-il pensable, en raison d’une sorte de phobie lexicale, de tronquer tous les mots péjoratifs en se limitant à les évoquer seulement par leur première lettre ? Il n’y a pas seulement les Noirs qui pourraient faire valoir ce genre de revendications linguistiques. Les homosexuels ne seraient-ils pas eux aussi autorisés à exiger qu’on ne prononce ni n’écrive en entier les insultes de fifi, pédé, sodomite, tapette… et qu’on doive se contenter de les signaler par l’euphémisme « mot débutant par f, p, s ou t » ? Les Juifs qui ont souffert du nazisme durant la deuxième guerre mondiale ne pourraient-ils pas également demander de bannir le mot jude en allemand parce que cette appellation a servi à les stigmatiser et à les persécuter ? Devrait-on maintenant se contenter de parler du « mot commençant par j »?

Avec la multiplication de toutes ces initiales, on assisterait inévitablement à la babélisation du langage. Comprendre un texte supposerait un jeu interminable de devinette d’initiales. L’alphabet n’a de sens que si on combine les lettres pour former des mots entiers qui sont les seules unités compréhensibles. Comment en est-on arrivé à devoir rappeler à notre époque de pareilles évidences ?

De toute façon, taire ou cacher une chose ne l’empêche pas d’exister. Tartuffe continue à avoir ses désirs lubriques même s’il supplie Dorine de couvrir ce sein qu’il ne saurait voir. La troncation d’un mot par sa seule lettre initiale n’aboutit qu’à suspendre sa matérialisation complète à l’oral ou à l’écrit, mais elle n’annule absolument pas sa présence dans l’esprit, car le mot reste vivant mentalement dans son intégralité. En termes psychanalytiques et non plus religieux, on pourrait craindre ici la formation d’un refoulé linguistique propice à des troubles psychiques.

Dans son message, Jacques Frémont prend la défense des minorités noires ou « racisées » contre les « membres des groupes dominants » de la majorité tout en opposant la liberté d’expression à ce qu’il appelle le « droit à la dignité ».

Au Canada, la majorité est blanche. En suggérant que cette majorité est formée de « groupes dominants », le recteur de l’Université d’Ottawa donne à penser qu’elle est forcément hégémonique et exploiteuse. Plusieurs commentateurs ont souligné au contraire qu’on assiste de nos jours à une « dictature des minorités » (ethniques, religieuses, sexuelles…) qui cherchent de plus en plus à imposer en Occident leurs modes de pensée et leur style de vie à l’ensemble de la société.

Le recteur Frémont se rallie d’emblée à une vision manichéenne du monde fort réductrice selon laquelle celui-ci serait divisé entre, d’un côté, les méchants dominants de la majorité et, de l’autre, les pauvres dominés des minorités qu’il faudrait avantager de toutes sortes de façons et éviter à tout prix de critiquer. Il ne semble pas soupçonner les abus qui pourraient résulter de cette défense inconditionnelle des minorités. Certes celles-ci peuvent se trouver brimées dans une situation d’infériorisation sociale de sorte qu’il convient de les protéger autant que possible. Mais cette position de discrimination ou de vexation éventuelle ne justifie en rien que les minorités soient obligatoirement absoutes pour leurs égarements comme celui de s’offusquer de l’emploi d’un mot dans un cadre didactique sans aucune intention discriminatoire.

Tout universitaire digne de ce nom doit s’employer à toujours garder son sens critique en éveil, même à l’égard des groupes ou des personnes qui attirent sa sympathie : c’est là une exigence de la rationalité. Gardons aussi en tête le fait qu’une minorité n’est pas fatalement opprimée. Or, Jacques Frémont, abandonnant à cet égard toute retenue, nie même à la majorité le droit de contester les revendications de la minorité quelle qu’en soit la gravité. Selon lui, « [c]e qui peut sembler banal pour un membre de la communauté majoritaire peut être perçu par plusieurs membres de la minorité comme étant profondément offensant. Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider [sic] ce qui constitue une micro-agression. » Ce passage est lourd de conséquences. Il revient à accorder l’impunité aux membres d’un groupe minoritaire et à leur donner automatiquement raison pour toutes les récriminations concernant une discrimination dont ils se sentiraient l’objet. Le recteur de l’Université d’Ottawa n’a aucune gêne à avaliser la restriction de la liberté d’expression et d’opinion de la majorité au profit de la minorité qu’il place au-dessus du débat démocratique. Au fond, il soutient une forme de dictature des minorités.

Cette propension de Jacques Frémont à imposer la censure pour privilégier certains groupes au détriment des libertés fondamentales de l’ensemble des citoyens a pu être observée dans d’autres circonstances. Quand il était président de la Commission de la personne et des droits de la jeunesse du Québec, il a été l’une des chevilles ouvrières du projet de loi 59, heureusement mort au feuilleton, qui, sous l’influence du lobby musulman, entendait rétablir le délit de blasphème et accorder à la CDPDJ le pouvoir de poursuivre ceux qui oseraient critiquer une religion.  

Qui pis est, Jacques Frémont donne préséance, dans cette enceinte du savoir qu’est l’université, aux émotions plutôt qu’aux idées, à l’affect plutôt qu’à l’intelligence. Il suffirait que des individus appartenant à une minorité déclarent avoir ressenti une offense de nature raciste pour que, tout de suite, l’institution blâme sans examen la personne accusée. La perception subjective de l’accusateur fait foi de tout pour le seul motif qu’il appartient à un groupe dit « racisé » sur lequel tout le monde devrait s’apitoyer.

Dans un parfait acte de clientélisme, le doyen Kevin Kee de la Faculté des arts est allé jusqu’à ménager un « accommodement nécessaire » en créant une nouvelle section de cours pour les indignés qui ne désiraient plus étudier avec l’enseignante incriminée. Le recteur Frémont donne même raison aux étudiants d’avoir refusé de discuter avec leur enseignante parce qu’ils « n’avaient tout simplement plus envie […] d’avoir encore à se justifier ». Depuis quand une « envie » personnelle autorise-t-elle un étudiant à se soustraire aux obligations démocratiques de la délibération et à obtenir des prérogatives de son université ? Un étudiant n’aurait pas « envie » de faire tel examen ou tel travail et cela aurait pour effet que son professeur devrait comprendre son malaise et lui accorder une dispense ? La dictature des minorités conduirait-elle en plus à une dictature du ressenti et des caprices personnels ?

Le recteur Frémont tente de donner une certaine profondeur à sa déclaration en brandissant le « droit à la dignité » qui serait, selon lui, aussi en cause dans l’affaire Lieutenant-Duval, en plus de la liberté d’expression (assimilée dans le texte à la liberté académique). Tout en affirmant que les deux principes « doivent être réconciliés », il accorde en réalité la primauté au « droit à la dignité » puisqu’il l’invoque pour restreindre la liberté d’expression et justifier le respect des allergies linguistiques des minorités qui se sentent outragées.

Ce qu’il appelle sentencieusement le « droit à la dignité » se ramène au fond à un trivial droit à ne pas être choqué. Que des idées, que des mots véhiculés par des citoyens qui pensent différemment vous contrarient, voire vous heurtent est inévitable, car l’adversité fait partie de la vie en société. Il conviendrait que ces indignés hypersensibles se forment une personnalité forte et proactive au lieu de s’offusquer à la moindre vétille et de se poser d’emblée comme d’éternelles victimes. Leur dignité en sortirait grandie.

Ainsi que l’ont noté plusieurs observateurs, le climat de censure qui se répand dans nos universités est à rapprocher du cancer islamiste qui ronge l’école en France. Les racialistes et les islamistes partagent un même mode de pensée totalitaire. Les premiers veulent n’entendre que ce qui leur plait jusqu’à réclamer que l’on abolisse les mots de la langue qui choquent leur susceptibilité ; refusant tout débat jusqu’à s’enfermer dans leurs safe spaces, ils n’ont aucun scrupule à injurier et à intimider leurs adversaires. Les seconds, persuadés de tirer de la religion musulmane la vérité absolue, s’acharnent à écarter de l’enseignement toute connaissance ou toute activité allant à l’encontre de leurs croyances au point de terrifier le corps enseignant s’il ne se soumet pas à leur intégrisme. Dans les deux cas, le dogmatisme est roi, l’idéologie de la race ici et là de la religion ayant remplacé la poursuite du savoir.

À la suite de l’affaire Lieutenant-Duval, sept professeurs de droit de l’Université d’Ottawa ont publié une lettre ouverte dans Le Devoir du 27 octobre 2020, où ils dévoilent le « désordre liberticide » qui sévit dans leur milieu de travail : « […] il règne actuellement au sein et à la marge immédiate de notre institution un climat toxique d’intimidation qui fait que l’on peut harceler, intimider et ostraciser des collègues qui n’ont fait que porter une parole raisonnée et raisonnable dans la cité. » Ils rapportent que plusieurs membres de la communauté universitaire s’autocensurent et n’osent plus parler librement parce qu’ils craignent de subir des sanctions de la part des autorités ou d’être l’objet d’attaques féroces venant d’étudiants radicaux obsédés par la chasse des mots, des œuvres, des auteurs et des idées incompatibles avec leurs dogmes.

Une autre affaire malheureuse qui a éclaté récemment à l’Université Laurentienne de Sudbury montre l’étendue du mal qui gangrène nos universités. Le professeur de biologie, David Lesbarrères, a été démis de ses fonctions de doyen de la Faculté des études supérieures en raison d’une controverse qu’a suscitée un de ses Tweets. Il y disait que les Blancs pouvaient aussi être victimes de racisme sur le campus et que les êtres humains descendaient tous du singe et même d’une bactérie. Il a soulevé la colère des antiracistes notamment en accompagnant son message du mot-clic AllLivesMatter (en français : « Toutes les vies comptent ») qui a été interprété comme un affront au mouvement américain Black Lives Matter (en français : « Les vies noires comptent »). À l’instar des deux autres universitaires dénigrées, le professeur Lesbarrères s’est confondu en excuses pour avoir blessé plusieurs personnes et a été publiquement désavoué par son recteur.

Cette phobie lexicale n’a pas de fin. Le 30 octobre dernier, une professeure blanche enseignant à l’Université ontarienne de Windsor dans le programme d’études sur les femmes et le genre a prononcé dans son cours le mot « nigger » à deux reprises pour citer un livre donné en lecture. Cette simple indication bibliographique a suscité un tollé de la part des autorités, du corps professoral et de la population étudiante qui y ont vu un « grave sujet d’inquiétude » en tant que « forme de racisme anti-Noir ». Comme il fallait s’y attendre, la professeure n’a pas manqué d’adresser ses excuses aux étudiants de sa classe pour les avoir blessés. 

Causés par un puritanisme linguistique insensé, ces mélodrames se multiplient chez nos concitoyens anglo-canadiens. De telles dérives n’auraient guère pu se produire dans le passé au sein d’une université moderne. Maintenant la censure se pratique au grand jour. Les universitaires qui en font les frais y sont immédiatement condamnés et sanctionnés.  Il est déplorable que l’étroitesse d’esprit et le littéralisme dont souffrent les censeurs de la bienpensance woke fassent dorénavant la loi. On ne peut plus rappeler l’universalité de l’espèce humaine ou citer, si on est blanc, le titre d’un ouvrage à lire contenant un mot litigieux sous peine d’être soupçonné de racisme, car dans l’air du temps circule le préjugé selon lequel seules certaines communautés reconnaissables notamment à la couleur de la peau peuvent s’arroger la prééminence ou l’exclusivité en matière de discrimination.

Le virus idéologique de ce courant woke (ou encore de la cancel culture ou des justice social warriors) a d’abord infecté les campus américains puis s’est répandu dans les universités canadiennes. Le secteur anglophone est déjà gravement atteint, mais les universités francophones ne sont pas épargnées non plus, surtout l’UQAM où cette mentalité de la victimisation et de la dénonciation paraît bien implantée dans les programmes de sciences humaines et de sciences sociales.

Ainsi qu’il a été signalé plus haut, des voix commencent à dénoncer le sectarisme doctrinal qui mine de nos jours la vie intellectuelle de nos universités. Dans Le Devoir du 30 janvier 2020, un groupe d’étudiants de diverses universités québécoises a publié un Manifeste contre le dogmatisme universitaire dont l’initiateur était Philippe Lorange, un étudiant en science politique et en philosophie de l’Université de Montréal. Fustigeant une idéologie dominante allergique à toute dissidence, ce virulent manifeste appelait à réinstaurer une culture du débat libre au sein des universités comme des cégeps.

Plus récemment, en septembre dernier, un groupe de travail présidé par le scientifique en chef du Québec, Rémi Quirion, a déposé un rapport intitulé L’université québécoise du futur dans lequel les auteurs s’inquiètent d’un « accroissement de la rectitude politique influençant les discours publics et les débats de société, et imposant des formes de censure ». Ils ajoutent que « [c]es phénomènes atteignent les universités » et que « la liberté académique peut aussi être menacée dans l’institution même par des groupes internes qui bloquent les échanges d’idées pleinement ouverts en raison de convictions préalables, récusant a priori certaines idées, conceptions ou théories ». Les auteurs du rapport recommandent au gouvernement du Québec d’adopter une politique qui reconnaîtrait « la liberté académique comme condition nécessaire d'accomplissement  [...] de la mission universitaire dans les activités de formation, de recherche et de création » et assurerait une « protection appropriée des membres de la communauté universitaire ».

En principe, un étudiant à l’université ou un professeur qui y enseigne et y fait de la recherche quitte le monde de la doxa pour évoluer dans le monde de l’épistémè, où doit régner la rationalité et non la subjectivité. Il est appelé à prendre du recul par rapport à ses conceptions, ses convictions ou ses sentiments de manière à pouvoir examiner ses objets d’étude avec le plus de détachement et de fidélité possible. Il se garde de se laisser influencer indûment par ses opinions personnelles ou par des considérations militantes. Comme il comprend que le doute méthodique est un principe au cœur de la science, il est prêt à mettre ses thèses à l’épreuve en vue de les vérifier. Dans son activité intellectuelle, il est soutenu par un corps de connaissances, par des théories, par un appareil conceptuel et par des méthodes d’analyse qui appartiennent au champ de savoir dans lequel il s’inscrit. Par ailleurs, l’institution lui offre un climat de travail favorable en préservant la liberté de pensée et en refusant en son sein tout dogmatisme et toute tentative de pression idéologique ou d’ostracisme. Nos universités d’aujourd’hui semblent malheureusement très loin de ce modèle idéal.

 

Bien des actions devraient être engagées pour redonner à nos universités la rigueur intellectuelle et l’ouverture d’esprit qu’elles sont en train de perdre. Une action prioritaire pour soutenir les étudiants et les professeurs qui défendent la savoir rationnel et l’esprit critique serait sans nul doute de contrer l’influence délétère des gestionnaires qui, par rectitude politique ou par clientélisme, cautionnent les discours sectaires des étudiants de la mouvance woke jusqu’à céder à leurs récriminations abusives. Cette complaisance des autorités ne peut que renforcer la position des extrémistes au sein de l’institution. Il importe que les universités soient dirigées par des hommes et de femmes qui, grâce à leur courage, leur indépendance d’esprit et leur hauteur de vue, soient capables de s’opposer à tout dogmatisme et à toute forme de censure afin de garantir une pleine liberté intellectuelle à l’ensemble des étudiants et des professeurs. Sinon, l’idéologie finira par s’imposer au détriment de la science.

 

Claude Simard est un professeur retraité de la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université Laval. Linguiste et didacticien du français, il a travaillé pendant plus de trente ans dans le domaine de la formation des enseignants. Il est l'auteur de plusieurs articles et ouvrages dont Didactique du français langue première publié chez De Boeck. Il vient de faire paraître aux Presses de l'Université Laval, avec son collègue Claude Verreault, une étude géolinguistique : La langue de Charlevoix et du Saguenay-Lac-Saint-Jean : un français qui a du caractère.

 

Crédit photo: «Livres brûlés», La Chronique de Nuremberg (1440-1514) sur Wikipédia


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