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Les épidémies vues et vécues par les chrétiens de l’Antiquité

Un texte de Éric Crégheur
Dossier : Le sens de la crise
Thèmes : Covid-19, Histoire, Religion
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

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Le christianisme ancien a traversé plusieurs périodes de pandémies à des moments bien différents de son histoire. Parmi les plus importantes et les plus anciennes, on peut citer la peste antonine au IIe siècle, ainsi que la peste de Cyprien au IIIe. Au fil de quelques témoignages anciens, nous verrons dans ce survol comment certains auteurs chrétiens ont vécu ces pandémies et quelles réflexions ces épreuves leur ont inspirées. Nous verrons comment, dès le début, face à ces épidémies, il est clair pour les chrétiens que leur foi ne les épargne pas, et même comment, en raison de leur position minoritaire dans l’Empire, ils seront un bouc émissaire facile. Non seulement les chrétiens se défendront-ils de ces accusations, mais ils n’hésiteront pas à les retourner contre leurs accusateurs alors même qu’ils sont en position vulnérable. Mais même si la faute, à leurs yeux, vient de l’ « autre », les chrétiens insisteront beaucoup sur leur devoir de charité envers tous les affligés, même ceux qui ne partagent pas leur foi.

 

Ce retour dans le passé, et le recul qu’il nous procure, peut alors certainement nous aider à faire la part des choses face à la crise actuelle et en regard des différentes réactions qu’elle suscite, pour le meilleur et pour le pire.


Les épidémies au IIe siècle

Une des épidémies les plus importantes du IIe siècle est sans contredit ce qu’on convient d’appeler la « peste antonine », qui sévit dans l’Empire romain à la fin de la dynastie antonine, particulièrement sous le règne des empereurs Marc Aurèle et Commode (165-190). Si nos sources anciennes sur cette épidémie sont relativement nombreuses, les auteurs contemporains qui en ont parlé ne l’ont cependant pas fait dans un but historiographique, mais davantage anecdotique. Il faut attendre le IVe siècle pour que des historiens anciens se penchent sur cette épidémie[1]. Nos sources sur la peste antonine s’accordent pour reconnaître son importance et surtout sa rapide propagation. Pour une première fois, en effet, les anciens semblent conscients que le fléau touche la plupart sinon tous les coins de l’Empire.

Depuis Hippocrate, la médecine antique considérait le plus souvent ces épidémies comme les conséquences d’un dérèglement de la nature, qui venait en retour déstabiliser l’équilibre des corps. Cette rupture d’équilibre pouvait, pour les anciens, avoir une origine religieuse. C’est ce qu’on peut tirer du témoignage d’Ammien Marcelin qui, au IVe siècle, est un des derniers auteurs païens d’importance. Bien qu’ayant vécu et écrit près d’un siècle après les débuts de la peste antonine, Marcellin nous présente dans ses Histoires ce qu’il considère comme étant à l’origine de l’épidémie, à savoir la violation et le sac d’un temple d’Apollon à Séleucie par les troupes de Lucius Verus en 166 :


Quand les généraux de Vérus César la pillèrent [la ville de Séleucie], comme nous l’avons rapporté plus haut, ils y arrachèrent de son socle la statue d’Apollon Cômaios et la transportèrent à Rome, où les prêtres des dieux l’installèrent dans le sanctuaire d’Apollon Palatin. Et l’on rapporte qu’après l’enlèvement de cette même statue, au cours de l’incendie de la cité, les soldats, en fouillant le sanctuaire, tombèrent sur un étroit orifice; en l’ouvrant, ils pensaient tomber sur un objet précieux, mais de cette sorte de saint lieu impénétrable, clos par les secrets des Chaldéens, s’élança un fléau venu du fond des âges. Engendrant avec virulence des maladies incurables, il souilla l’univers de sa contagion mortelle, à l’époque de ce même Vérus et de Marc Antonin, depuis le territoire même de la Perse jusques au Rhin et aux Gaules. (Histoires XXIII, VI,24)[2].


Du côté chrétien, Tertullien (~160-~220) est un des premiers auteurs à faire concrètement référence à la peste – probablement antonine –, ainsi qu’aux épidémies de manière générale dans l’Empire et aux réactions païennes face à celles-ci. Dans son Apologétique, rédigée en 197 pour défendre le christianisme face aux autorités et au peuple romains, Tertullien affirme : « Sans doute, pour justifier leur haine, ils (les Romains) allèguent, entre autres mensonges, qu’ils regardent les chrétiens comme la cause de tous les désastres publics, de tous les malheurs nationaux. Si le Tibre a débordé dans les murs, si le Nil n’a pas débordé dans les campagnes, si le ciel est resté immobile, si la terre a tremblé, si la famine ou la peste se sont déclarées, aussitôt on crie : “Les chrétiens au lion!” ». Mais, observe Tertullien pour défendre les chrétiens accusés d’être responsables de tous les maux, « avant Tibère, c’est-à-dire avant l’avènement du Christ, combien de calamités ne désolèrent pas la terre et les cités! » (Apologétique XL, 1-3)[3].

Pour Tertullien, l’origine religieuse du déséquilibre causant ces catastrophes est clair :


De tout temps, le genre humain a offensé Dieu. D’abord, il a été infidèle à ses devoirs envers lui; car, alors qu’il le comprenait en partie, non seulement il ne l’a pas cherché, mais encore il a inventé d’autres dieux pour les adorer. Ensuite, en ne cherchant pas le maître de l’innocence, le juge et le vengeur du crime, il est tombé dans toutes sortes de vices et de forfaits. (…) Donc ce Dieu, que nous voyons irrité aujourd’hui, il faut bien se dire que c’est le même qui fut irrité dans le passé, avant que le nom des chrétiens fût connu. Le genre humain jouissait des bienfaits dont Dieu le comblait, avant qu’il eût inventé des dieux : pourquoi donc ne comprend-il pas que les calamités proviennent aussi de celui dont il n’a pas compris que venaient les bienfaits? (Apologétique XL 10-12)[4].

 

Tertullien amorce ensuite sa défense en bonne et due forme des chrétiens en ajoutant : « Cependant, si nous comparons les catastrophes d’autrefois à celles d’aujourd’hui, nous verrons qu’il arrive des malheurs moins grands depuis que Dieu a donné des chrétiens au monde. Depuis ce temps, en effet, la vertu a balancé les iniquités du siècle, et il y a eu des intercesseurs auprès de Dieu » (Apologétique XL, 13)[5]. Enfin, il renverse l’accusation sur ses accusateurs :


C’est donc vous qui êtes à charge au monde, c’est vous qui toujours attirez les calamités publiques, parce que vous rejetez Dieu pour adorer des statues. (…) Il en résulte que pour nous les fléaux du siècle, s’ils nous frappent, sont des avertissements, tandis que, pour vous, ils sont des punitions venant de Dieu. Au reste, nous ne souffrons en aucune manière, d’abord et surtout parce que rien ne nous importe en ce monde, si ce n’est d’en sortir au plus tôt; ensuite, parce que, si quelque malheur nous frappe, c’est à vos crimes qu’il faut l’attribuer. (Apologétique XLI,1 et 4-5)[6].


Bien que Tertullien reconnaisse que nous sommes tous égaux devant des catastrophes comme les épidémies et que tous en sont affectés également, il reste que l’argumentation qu’il développe et les conclusions auxquelles il aboutit nous paraissent aujourd’hui dépassées. Il faut évidemment se replacer dans le contexte qui était le sien, celui de la fin du deuxième siècle et des persécutions qui commencent contre des chrétiens de plus en plus visibles dans l’Empire romain.

 

Les épidémies aux IIIe et IVe siècles

Après la peste antonine au IIe siècle, le monde antique fut accablé au milieu du IIIe siècle par une autre importante épidémie, connue généralement comme la « peste de Cyprien », du nom de l’évêque Cyprien de Carthage, qui fut un témoin important du fléau en Afrique du Nord. Le biographe de Cyprien, Ponce le diacre, nous brosse un portrait sombre de l’épidémie :


Peu de temps après éclata une peste terrible, et cette horrible maladie causa de grands ravages. Elle arrachait brutalement chaque jour des hommes innombrables à leur logis, en envahissant l’une après l’autre les maisons de la foule tremblante. Et tous d’être horrifiés, de fuir, d’essayer d’éviter la contagion, d’abandonner les leurs de façon sacrilège, comme si on pouvait tenir loin de soi, en même temps que celui qui allait mourir de la peste, la mort elle-même. Cependant, dans la cité tout entière, quartier après quartier, ce n’étaient plus des corps animés mais des cadavres qui gisaient en grand nombre, implorant, par la contemplation d’un sort commun, la pitié des passants. Nul ne tremblait en pensant qu’il lui arriverait la même chose, nul ne traitait autrui comme il aurait voulu en être traité. (§9,1-4)[7].

 

Malgré ce qu’affirme Ponce, sur le fait que « personne ne considérait rien d’autre que ses cruels gains », il reste que ces crises ont été l’occasion pour les chrétiens de faire preuve de charité envers ceux qui souffraient, tant au sein de la communauté chrétienne qu’au-delà. Lors de l’épidémie à Carthage, Cyprien exhorte les chrétiens à aider non seulement leurs compagnons malades, mais aussi ceux qui étaient en dehors de la communauté, y compris leurs ennemis. Son biographe, Ponce, nous parle de cette préoccupation : « Pour finir, il (Cyprien) ajoute que les prévenances naturelles dont nous entourons exclusivement les nôtres n’ont rien d’admirable; mais on peut devenir parfait en faisant bien davantage pour le publicain et le païen, en vainquant le mal par le bien pour, à l’exemple de la clémence divine, aimer même ses ennemis, en priant pour le salut de ses persécuteurs » (§9,7)[8].

Un autre témoin important des épidémies aux IIIe et IVe siècles est l’historien de l’Église Eusèbe de Césarée (~265-339). Son œuvre principale, l’Histoire ecclésiastique, couvrent les années qui vont de la mort de Jésus au règne de Constantin. Si la peste antonine n’est pas explicitement mentionnée par Eusèbe, il ne manque pas d’évoquer au fil de son œuvre toutes sortes d’épidémies de peste, qui sont pour lui un moyen pour Dieu d’exterminer ceux qui font preuve d’une méchanceté sciemment voulue (Histoire ecclésiastique I, II,19-20).

Par ailleurs, Eusèbe décrit aussi, par biais d’une citation d’une lettre de Denys (190-264), évêque d’Alexandrie, comment la peste a succédé à la guerre dans la ville à la suite du soulèvement de Macrien (260-261) :


Après que nous avons obtenu, eux et nous, un répit très court pour souffler, la maladie elle-même a fondu sur nous, chose plus redoutable pour eux que tout autre objet de crainte et plus cruelle que n’importe quel malheur; comme un de leurs propres écrivains le rapporte, ce fut une affaire unique et qui dépassa toute attente; mais pour nous elle ne fut pas telle; elle fut une palestre et une épreuve qui n’était pas moindre que pour les autres; elle ne nous a pas épargnés en effet, bien qu’elle ait beaucoup frappé les païens. (Histoire ecclésiastique VII, XXII,6)[9].

 

Et Denys ajoute ceci de fascinant, en accord avec ce que défendait Cyprien à la même époque que Denys :


La plupart de nos frères, en tout cas, sans s’épargner eux-mêmes, par un excès de charité et d’amour fraternel, s’attachaient les uns aux autres, visitaient sans précaution les malades, les servaient magnifiquement, les secouraient dans le Christ et ils avaient très agréable d’être emportés avec eux; ils étaient contaminés par le mal des autres, attirant sur eux-mêmes la maladie de leurs proches et prenant volontiers leurs souffrances. Et beaucoup, après avoir soigné et réconforté les autres, mouraient eux-mêmes, ayant transféré sur eux la mort des autres (…). Les meilleurs donc de nos frères sortirent de la vie de cette manière, des prêtres, des diacres, des laïcs, très fortement loués; car ce genre de mort, provoqué par une grande piété et une foi robuste, ne semblait en rien inférieur au martyre. (…) La conduite des païens était toute contraire. Ceux qui commençaient à être malades, on les chassait; on fuyait les personnes les plus chères; on jetait dans les rues des hommes à demi-morts; on mettait au rebut des cadavres sans sépulture; on se détournait de la transmission et du contact de la mort, mais il n’était pas facile de l’écarter, même à ceux qui employaient toutes sortes de moyens. (Histoire ecclésiastique VII, XXII,7-10)[10].

 

Notons dans cette description le dévouement extrême de ces chrétiens qui, selon ce que rapporte Denys, cherchent à dessein à contracter la maladie pour vivre une forme de martyre. La présentation de l’attitude contraire des païens face au fléau est évidemment un argument rhétorique : nul doute que des païens aussi se dévouaient pour les infectés, et que des chrétiens, comme le laisse entendre Ponce dans sa description de l’épidémie, ne pensaient qu’à se sauver.


* * *

Quelles conclusions préliminaires pourrions-nous tirer de ce tour d’horizon? Les témoignages anciens que nous avons recueillis nous poussent à postuler que, si les épidémies anciennes décrites sont toutes vécues plus ou moins de la même façon – les auteurs sont en effet clairs sur le fait que personne n’est épargné en raison de sa foi –, celles-ci paraissent cependant avoir été perçues différemment selon les époques. D’abord, comme en témoigne Tertullien, les chrétiens ont rapidement été accusés d’être les responsables des épidémies, des récriminations dont ce dernier se défend et même retourne contre ses accusateurs. Puis, avec les communautés chrétiennes qui croissent aux IIIe et IVe siècles, celles-ci commencent à imputer avec plus de vigueur la responsabilité de ces fléaux à leurs persécuteurs. Mais ces épidémies deviennent par le fait même l’occasion pour les chrétiens de montrer comment ces épreuves permettent de mettre en valeur leur charité et leur dévouement pour les malades, à l’intérieur même de leurs communautés mais aussi au-delà de celles-ci, une attitude qui a certainement pu attirer des gens de l’extérieur à la foi chrétienne. Évidemment, il s’agit de conclusions qu’il vaudrait la peine de développer, de nuancer et de vérifier plus à fond. Ce que nous pouvons retenir de ces témoignages, pour nous aujourd’hui qui faisons l’expérience d’un temps de pandémie, c’est d’abord que, déjà dans l’Antiquité, on était conscient que les épidémies frappent sans égard à la race, au genre, à la situation économique ou à la foi. Ensuite, on n’hésitait pas à faire de l’« autre » le responsable des maux qui nous accablent tous, comme c’est parfois encore le cas aujourd’hui. Enfin et surtout, le dévouement pour le soin des malades, qu’ils partagent ou non nos convictions, a existé bien avant nos services publics de santé, et celui-ci demeure toujours aussi précieux pour combattre la maladie qui nous afflige.

 

Éric Crégheur

Faculté de théologie et de sciences religieuses

Université Laval

eric.cregheur@ftsr.ulaval.ca



[1] Quoique ces derniers s’appuient probablement sur des sources plus anciennes.

[2] Traduction de J. Fontaine, Ammien Marcellin. Histoire, Tome IV (Livres XXIII-XXV) 1ère partie. Texte établi et traduit par Jacques Fontaine (Collection des université de France), Paris, Les Belles Lettres, 1977, p. 104-105.

[3] Traduction de J.-P. Waltzing, L’Apologétique de Tertullien : Apologie du christianisme écrite en l’an 197 après J.-C. Traduction littérale par J. P. Waltzing (Chefs-d’œuvre de la littérature religieuse), Paris, Librairie Bloud et Gay, 1914, p. 104.

[4] Ibid., p. 105-106.

[5] Ibid., p. 106.

[6] Ibid., p. 107-108.

[7] Traduction tirée de J.-P. Mazières, N. Plazanet-Siarri et A.-G. Hamman, Trois vies par trois témoins : Cyprien, Ambroise, Augustin. Introduction par Jean-Pierre Mazières; traduction et notes par Nadine Plazanet-Siarri et Jean-Pierre Mazières; guide thématique par A.-G. Hamman (Les Pères dans la fois, 56), Paris, Les Éditions du Cerf, 1994, p. 33.

[8] Ibid., p. 34.

[9] Traduction de G. Bardy, Eusèbe de Césarée. Histoire ecclésiastique, livres V-VII. Texte grec, traduction et notes (Sources chrétiennes, 41) Paris, Les Éditions du Cerf, 1955 p. 198.

[10] Ibid., p. 198-199.


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