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C’était avant. En espérant que ce ne soit pas jadis.
Se former à soigner les personnes vulnérables, gravement malades, en fin de vie, c’est apprendre à centrer les soins sur la personne et ses proches, à décoder en quoi nos propres peurs et expériences s’invitent dans notre relation à l’autre, tout comme nos attitudes et convictions colorent notre pratique. On nous incite à considérer les facteurs moraux et culturels influençant le patient (client, bénéficiaire, usager…), à démontrer capacité d’introspection et conscience de soi, à prendre soin de soi, à demander du soutien au besoin[1]. On nous appelle à composer avec notre propre vulnérabilité (une pure fiction pour la personne en formation qui se conçoit comme aidante au secours du vulnérable). Nous apprenons à développer la juste présence empathique, à décoder le verbal, le non-verbal et le paraverbal de l’autre et à communiquer pareillement. Regards, froncements, intonations, soupirs, larme, grimace, sourire, mouvements du cil ou du corps entier, d’approche ou de retrait, mots ou silences… tout contribue à l’échange. On nous aura signifié que le temps est une précieuse denrée dans un univers où la productivité se mesure en « indicateurs de performance » chers à la « méthode Toyota ». Mais nous aurons aussi appris que la notion du temps peut varier en fonction de notre façon d’être ou de notre mode de présence. Nous aurons confirmé nos idéaux personnels, aurons intégré les valeurs de notre profession et partagerons probablement avec bon nombre de nos contemporains cette représentation de la « bonne mort », à savoir : sans souffrance et entouré de ses proches.
Pour ajuster nos interventions à la réalité du grand malade, particulièrement celui en fin de vie, nous aurons peut-être exploré ses besoins via l’approche pyramidale de Maslow.
Par exemple, en plus des gestes exécutés sur le corps pour le soulager, nous aurons compris le potentiel de réciprocité du toucher, qu’on le qualifie de thérapeutique ou pas. Toucher qui offre encore une présence quand la parole n’est plus dite ou entendue.
Dans la mesure où l’approche globale et interdisciplinaire vise non seulement la base, mais l’ascension de la pyramide, nous aurons été sensibilisés aux autres tâches inhérentes aux soins palliatifs et de fin de vie :
Nous aurons aussi appris qu’apaiser la douleur physique permet de révéler d’autres types de souffrances et, de ce fait, de se mettre en quête du soulagement adapté.
C’est à cela que peuvent espérer avoir accès la personne malade en soins palliatifs ou de fin de vie et ses proches. C’est cela qui a donné lieu aux salons de la famille, aux chambres individuelles, au lit pliant destiné au proche qui vient passer la nuit, aux heures de visite assouplies y compris pour Pitou, à des ingéniosités culinaires, aux terrasses ouvrant sur la nature, à un accompagnement spirituel ajusté et à tant d’autres innovations visant à humaniser au mieux les services proposés. On cherche à apaiser la douleur globale dont parlait Saunders[3].
Bien que centré sur le patient, on n’oublie pas les proches, eux-mêmes pris dans leur propre ajustement aux changements de leur être aimé, de leurs vies respectives, présentes et à venir, à la perte de pouvoir en dépit du bon vouloir. Services aux endeuillés, groupes de parole, ressources en ligne… De quoi accompagner les nouvelles tâches de la personne en deuil: avoir une perception réaliste de la situation, vivre l’expérience douloureuse de la perte, s’adapter à un monde sans l’autre, faire le bilan de la relation, traverser ce temps d’oscillation entre se centrer sur la perte et se centrer sur le rétablissement[4]. Ritualiser pourra aussi contribuer à amorcer et à vivre ce temps d’épreuve.
Depuis. En espérant que ce soit bientôt jadis.
La pandémie nous fait dégringoler la pyramide des besoins. Elle nous ramène de toute urgence au seul corps, à ses symptômes, ses traces, sa menace, ses contacts, ses gouttelettes, ses exhalations.
Et pourtant, en même temps, le corps disparaît. On s’en distancie, on l’isole, on le couvre, gante, masque. Et si le corps aimé est devenu contaminé, puis inanimé, on nous prive de sa vue avant de l’incinérer; nous ritualisons comme nous pouvons, en son absence ou en différé.
La COVID-19 nous a ainsi propulsés à deux mètres de nous-mêmes, de nos certitudes, de nos repères, de nos pratiques.
Avec cette aspiration vers le bas, contrainte par la gravité de la situation, survient la chute du sens. Si les soins, la relation, la présence font toujours sens, leurs outils font défaut. Bien que couvert de partout, le soignant se retrouve nu. Le contrôle lui échappe. L’accomplissement fait place à l’échec. L’écart entre ce qui devrait être et ce qui est, entre ce qu’on veut et ce qu’on peut dessine les contours de l’abîme qui menace le sens. Le non-verbal se réduit à un regard – inquiet –, la voix qui se voudrait rassurante s’atténue à travers le masque, le temps au chevet fuit et chacun, soignant comme patient, voudrait en faire autant, menacés de mort qu’ils sont, l’un comme l’autre. Le virus s’est propagé dans les milieux de soins et les milieux de vie. Les décès ont parcouru le même chemin, ne se confinant pas aux lits de soins palliatifs ou de fin de vie.
Même lorsqu’il a encore toutes ses fonctions cognitives, le malade a peur. Alors, si elles sont atteintes, comment peut-il se sentir en sécurité avec « plein d’anonymes qui se promènent » autour de lui? La situation sanitaire actuelle fait aussi la peau à une large part d’autonomie. Les déplacements jusque-là naturels deviennent hyper paramétrés, voire interdits. Les familles sont mises sur les tablettes. Encore faut-il que le malade comprenne ce que ses proches font « dans le film sur la petite télé ». L’écran n’a jamais aussi bien porté son nom. L’interface fait bien piètre figure à côté d’un vrai visage. De 3D à 2D, une dimension se perd.
Le temps d’urgence cherche à répondre aux besoins de base. Le reste devra attendre ou bénéficier de la fulgurante éclaircie d’un effet secondaire : la douceur accompagnant un geste technique, le regard qui ne cherche pas à fuir, le fait d’avoir malgré tout encore quelqu’un qui prend soin. Contribuera éventuellement à la survie du malade la foi qui s’appuie sur ce qu’il a connu précédemment de bonté, de chaleur, de reconnaissance. La confiance de pouvoir encore compter sur les autres dans un temps où priment les calculs de risques et le décompte des victimes.
La réalité des derniers mois heurte de front les valeurs et les attentes associées à l’accompagnement de la maladie grave, de la fin de vie et du deuil, tout autant pour les personnes qui en bénéficient que pour celles qui l’offrent. Si on a pu valoriser chez ces derniers la pleine conscience de soi et du monde pour mieux rencontrer l’autre, cet autre s’est rapidement appelé « absurdité ».
Pour traverser la « première vague », beaucoup ont dû se placer à 2 mètres d’eux-mêmes. Se déconnecter suffisamment pour contenir le désarroi, la peur, le sentiment d’impuissance. Se centrer sur la mission, le devoir ou tout autre forme de motivation résiduelle, et éventuellement sur le soutien social relayé par les médias. Mais la pandémie n’est pas une « héros académie » ni une usine à fabriquer des anges. Avoir travaillé dans le milieu de la santé depuis le printemps 2020, avoir vu mourir trop de patients, avoir fait au mieux, dépouillé de ses pratiques habituelles, a sans doute créé plus de survivants que de vainqueurs, plus de gens « à terre » que d’heureux volatiles.
Après les décès, viennent les endeuillés. Les familles, habituées au lien fréquent avec les milieux de soins, avaient dû se contenter des brefs et rares appels rendus possibles. Si certains ont pu voir leur proche mourant quelques minutes en toute fin de vie[5], d’autres n’ont appris leur décès qu’après coup. Pas d’accès au corps si la COVID-19 est responsable, hormis la rapide identification dernière une vitre, offerte en quelques endroits. Pas d’embaumement. Pas d’exposition. Si telle était pourtant la volonté de la défunte, nous ne pourrons l’honorer. Ce corps qui nous a mis au monde, qui nous a bercé ou ce corps complice si souvent serré, enlacé, caressé, ce corps sans vie mais menaçant, on doit lui dire adieu en pensée. Les rituels ont pu jusqu’alors susciter en nous tiédeur ou allergie. Voici qu’ils nous manquent cruellement. Les mesures de distanciation physique, les restrictions sur les rassemblements, la fermeture des lieux de culte en auront reporté un grand nombre. Étrange impression de vivre une disparition plutôt qu’un décès. Alors qu’on est face à CE décès, vivre la banalisation d’être touché par une mort parmi tant d’autres... La première victime de la COVID-19 au Québec avait un nom, une histoire et une famille. Rapidement, les décès de même cause se sont exprimés en statistiques; les autres décès – il y en a eu! – sont passés sous le radar. On a bien mis en place quelques innovations, telles cette exposition du corps en vitrine devant laquelle on passe en voiture[6] ou ce feuillet gouvernemental sur le deuil en temps de pandémie[7]; on a consolidé certaines pratiques, comme la diffusion en ligne de la cérémonie. Curieuse expérience, que de plier notre regard à ce que les caméras veulent bien nous montrer, tantôt le salon funéraire, tantôt l’assiette ou le chien de tel participant en ligne, la voiture de l’autre, accompagné du déconcertant concert des micros laissés ouverts… Connexion virtuelle, mais néanmoins présence. Réseau confiné, mais somme toute sentiment d’appartenance. C’est au fil de la vie courante que la perte va se faire sentir, que nous prendrons réellement conscience de ce qui aura changé, de ce qui pourra être repris ou reprisé. Mais quand serons-nous de nouveau dans la vie courante?
En espérant demain.
Les derniers mois n’auront pas manqué de slogans ni d’images fortes. Nous voguons de vague en vague, cherchons à aplatir les courbes, fermons des frontières, créons des bulles, sommes passés des couleurs de l’arc-en-ciel au zonage en quadrichromie, avons vu des défilés de fougons funéraires, des cotons-tiges intrusifs, l’armée en CHSLD, les rayons d’épicerie à nu. Les médias nous ont du même coup assené moult témoignages de personnes « profitant enfin de temps de qualité ». Un tel temps n’a été le lot ni des malades, ni de leurs proches, ni du personnel œuvrant dans le secteur de la santé. Et la réalité nous aura appris que « Ça va bien aller » est un souhait, pas une garantie.
Pour toutes ces personnes pour qui temps et qualité n’ont eu de commun que le manque, l’injonction tant de fois martelée de se réinventer côtoie la nécessité de se reconnaître dans tout ce tumulte, de retrouver ses ancrages, de retracer ses repères personnels ou professionnels. Si se tenir à 2 mètres de soi-même a permis à beaucoup d’entre elles de tenir le coup, se retrouver soi-même nécessite également un recul pour savoir comment on va, pour faire le bilan, remonter la pente – et la pyramide.
Quel sens émergera de tout cela? Peut-être découvrirons-nous des effets consolidants à cette expérience d’une commune humanité, d’une vulnérabilité partagée, stimulée par l’affrontement d’une même menace. Peut-être ces obligations de distanciation, d’écrans, de masques, de protections auront-elles malgré tout mis au jour une proximité inattendue : celle de vivre les mêmes peurs, incertitudes, pertes de contrôles et défis identitaires, que l’on soit soignant, malade ou simple citoyen[8]. De quoi donner à demain meilleure figure quand la COVID-19 aura été totalement démasquée. Et confinée à son tour.
En tant qu’enseignante, j’espère contribuer à former des professionnels sensibles et solides qui poursuivent leur idéal sans angélisme, exercent leur pensée critique sans cynisme et s’accomplissent… même en temps de démaîtrise.
Johanne Lessard
Faculté de théologie et de sciences religieuses,
Université Laval
Johanne.lessard@ftsr.ulaval.ca
[1] Former les futurs médecins dans les soins palliatifs et de fin de vie. https://www.cspcp.ca/wp-content/uploads/2018/07/Competences-en-soins-palliatifs-2018-FR2.pdf; Plan directeur de développement des compétences des intervenants en soins palliatifs, vol. 1-2. https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2008/08-902-03.pdf et https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2011/11-902-03W.pdf consultées le 21 septembre 2020.
[2] Pour reprendre une expression recueillie auprès de grands malades par Gilles Nadeau, À l’école de la fragilité, Montréal, Médiaspaul, 2019, p. 19-30.
[3] Cicely Saunders, Mary Baines, Robert Dunlop, La vie aidant la mort : thérapeutiques antalgiques et soins palliatifs en phase terminale, Toulouse-Paris, Medsi, 1986, 102 p.
[4] James W. Worden, Grief Counseling and Grief Therapy : a handbook for the mental health practioner, 4e éd., New York, Springer, 2009, 314 p.; Emmanuelle Zech, Psychologie du deuil. Impact et processus d'adaptation au décès d'un proche, Bruxelles, Mardaga, 2006, p. 171-179.
[5] Dominic Champagne, « La fin du monde dure 10 minutes ». Témoignage. Urbania, 15 avril 2020. https://urbania.ca/article/la-fin-du-monde-dure-10-minutes
[7] https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2019/19-210-17W.pdf ou encore le Guide pour les personnes endeuillées en période de pandémie https://praxis.umontreal.ca/public/FAS/praxis/Documents/Formations_sur_l_accompagnement_des_personnes_endeuillees/Guide_deuil_pandemie.FR.pdf