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Une crise qui fait du bruit. Qu’entendons-nous, et qu’en ferons-nous?

Un texte de Patrice Bergeron
Dossier : Le sens de la crise
Thèmes : Covid-19, Philosophie, Religion, Société
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

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Avant d’en appeler à des croyances spécifiques, la perspective chrétienne d’une « révélation » renvoie, me semble-t-il, à une disposition dans l’être, celle de l’écoute et ensuite celle du discernement; écoute et discernement autour d’une Parole qui se donne à entendre au cœur du texte des Écritures, croient les chrétiens, mais écoute et discernement aussi et même d’abord au cœur de ce qui nous advient. De ce point de vue, la crise sanitaire actuelle et ce qu’elle engendre me semblent avoir été et être encore une occasion pour entendre autrement. Entendre plus souvent peut-être, au cœur de journées beaucoup trop intenses, le rire bruyant de son enfant qui grandit trop vite. Ou entendre pour la première ou la centième fois le cri étouffé des soignants qui n’en peuvent plus, ou encore le cri des esseulés qui ont été brutalement privés des quelques relations qui les gardaient vivants, et cela, leur a-t-on dit, pour « sauver leur vie » – mais quelle vie? Entendre plus fortement et certainement le grondement de la machine bureaucratique et expertocratique qui cherche à gérer la crise, à la contenir, cette machine dont on attend beaucoup, peut-être trop, jusqu’à exiger d’elle une comptabilité journalière des nouveaux cas de contamination, « en temps réel », rien de moins[1].

Nous n’entendons pas tous la même chose, nous ne voulons pas toujours écouter ce que nous entendons pourtant, mais la crise nous donne l’occasion d’entendre autrement ou autre chose. Ne nous invite-t-elle pas aussi à oser discuter de ce qui s’est révélé à nous en ce temps de crise, pour ne pas simplement reprendre les choses là où nous les avons laissées, ou pour reprendre ce que nous avons laissé, mais un peu autrement, et pas seulement avec toujours plus de distanciation ?

 

Interruption

La crise liée à la Covid-19 n’a pas demandé d’autorisation pour s’imposer dans la vie de chacune et de chacun, elle y a fait irruption : chacun a été renvoyé à un de ces lieux où le corps reprend ses droits pendant la trêve des activités programmées; la maison pour bon nombre, l’hôpital pour les moins chanceux. S’il est un aspect de la crise qui se démarque, me semble-t-il, c’est bien cette interruption de nos vies qui a mis les corps à l’épreuve[2]. Pas besoin d’avoir été infecté, d’avoir été malade ou de faire partie du personnel soignant et des autorités sanitaires pour avoir été atteint. Car l’intensification de la pandémie et les impacts des décisions prises pour gérer la situation n’ont pas tardé à faire passer la crise du corps de quelques-uns au corps de tous et de toutes. Du jour au lendemain, on s’est mis à bouger moins, sortir moins, travailler plus ou moins bien, s’approcher moins les uns des autres. Et tranquillement, on s’est mis à manger plus, boire plus, passer plus de temps devant nos écrans, marcher plus pour compenser, bouger autrement. Les corps ont ainsi pris du relief...

 

Un réveil brutal ou une pilule de plus pour dormir ?

Sur le plan collectif, avec cette crise, la volonté de contrôle dormante – ou somnambule ? – de nos sociétés modernes s’est affirmée comme rarement. Les autocollants se sont mis à apparaître sur les murs, les planchers et les vitrines avec la même récurrence et ténacité que la buée dans les lunettes des gens masqués. Les micro-consignes se sont mises à pulluler de toutes parts (employeurs, services publics, magasins, transports), pour ensuite être mises à jour presque chaque semaine, non sans contradictions, pour ensuite être répétées ad nauseam, et ce, jusqu’aux portes des rares lieux visités, par des agents de sécurité peu (ou trop) convaincus. Du jour au lendemain, contrôler la pandémie est devenu l’injonction à laquelle il fallait obéir. Dans un monde ordonné, sécurisé et prévenant, visant la transparence au surplus, où doit disparaître toute opacité, voire toute résistance, « rien ne doit plus arriver[3] ».

Au Québec, à défaut de pouvoir être débattue convenablement, sans doute parce qu’encore trop invisible à ceux-là même qui la relaye (qu’ils soient gouvernants, journalistes, collègues de travail, membres de la famille, amis), cette injonction à tout faire pour sauver des vies n’a pu vraiment être interrogée que par quelques contestataires peu responsables qui, au fond, voulaient peut-être eux-mêmes reprendre un peu de contrôle sur l’imprévisible, sur leur propre vie, leur entreprise, leur entraînement, leurs routines[4].

Tout bien considéré, ils demeurent assez peu nombreux ceux qui regrettent complètement les démarches des autorités de la santé publique, elles qui ont eu la lourde tâche de « construire l’avion en plein vol ». Et de manière générale, avec raison, on en aurait voulu aux autorités publiques de ne pas tenter quelque chose (avec fermeté si nécessaire) pour atténuer les risques importants de la pandémie sur la santé des gens et ses effets négatifs sur l’économie. Mais les réflexes devant l’imprévisible en disent long parfois… La pandémie et ses effets nous auront-ils collectivement appris à mieux nous disposer face à cette part du réel qui échappe, qui arrive, qui fait irruption et qui interrompt les activités programmées, et qui ne peut pas toujours ni complètement être contrôlée ? La réponse à cette question reste à écrire, mais je suis moi-même tenté d’en douter… Chose certaine, la crise a eu un effet amplificateur sur cette volonté de contrôle. Elle en a fait voir et vivre la force, certes, mais aussi les limites et les abus.

Sur le plan individuel cette fois, la mise à l’épreuve du corps a pu avoir des effets variés, faisant apparaître des personnes tantôt épuisées par l’agitation et la course du quotidien, tantôt seules à en mourir, tantôt heureuses de ne plus avoir à sortir de chez elles; des personnes rassurées par les mesures de sécurité, étouffées par celles-ci, ou encore indignées par leurs effets sur les plus fragiles ou sur les petits commerces de proximité grâce auxquels le monde n’appartient pas seulement à Amazon et consorts. Là encore, l’interruption causée par la crise me semble avoir eu d’abord des effets amplificateurs[5]. Difficile de se mentir à soi-même sur l’état réel de sa (plus ou moins) « propre » maison quand on y est confiné… Ainsi, certains ont continué leur sommeil troublé ou paisible, d’autres ont eu un réveil brutal, alors que d’autres encore ont simplement continué à ne pas dormir.

 

Obscurité et lumière

En brisant le quotidien et en mettant à l’épreuve les corps, cette crise sanitaire a ainsi pu être l’occasion de ressentir le manque. C’est alors l’opacité de l’être et du monde – voire leur obscurité – qui a pu prendre les devants, car l’expérience du manque ne va ni sans souffrance ni sans questions aussi importantes que sans réponses définitives possibles : pourquoi la maladie, pourquoi tant de solitudes, tant d’injustices, pourquoi ce destin là et pas un autre ? Mais la crise a aussi pu être l’occasion renouvelée de ressentir un désir qui, partant du corps qui vit l’épreuve, appelle autre chose. C’est alors l’ouverture de l’être et du monde – par où un peu de lumière peut entrer – qui a pu prendre les devants, car même un cri de souffrance, aussi difficile à entendre soit-il, rappelle qu’il y a de la vie et que le statu quo n’est pas nécessairement une fatalité[6]. Car une fois le pire de la crise passé, pourquoi ne pas vivre plus simplement, à un autre rythme, et ainsi trouver un peu plus de temps pour ses proches, pour lire, pour consommer moins mais mieux ? Pourquoi ne pas investir nos énergies afin d’agir ensemble sur d’autres enjeux importants comme la lutte au réchauffement climatique pour laquelle les jeunes se sentent plus concernés, ou encore la place des aînés dans nos vies ? Bref, que ferons-nous quand nous ressortirons de nos maisons ?

Fondamentalement, me semble-t-il, comme tout événement peut le faire, mais une crise encore plus car elle vient en quelque sorte la catalyser, la situation présente a rendu plus aiguë l’expérience fragile mais combien humaine de la subjectivité.

Le sujet n’est pas le moi fort, ni renforcé par des techniques d’affirmation de soi, celui qui s’affirme dans la lutte sociale et pour qui les mots sont des armes. Il ne se réduit pas non plus à l’individu, concept qui définit la seule différence matérielle d’un être avec les autres de la même catégorie, ni à l’acteur qui tient une place et joue un rôle dans le jeu social. Toutes ces réalités, certes, sont des figures de la subjectivité, figures nécessaires dans la mesure où sans elles, la subjectivité serait impensable. Mais le sujet ne peut se réduire à aucune d’elles. Si cela arrive, il devient assujetti à une idéologie. […] Entre deux, entre l’être assujetti et le moi tout puissant, entre la détermination aliénante et la chimère inconsistante, se situe le sujet de la quête, dans la vérité du désir qui noue un je et un tu dans un acte de langage[7].  

Au cœur du langage et de l’opacité des événements donc, la possibilité d’un sens à élaborer et à partager, avec d’autres. Les publicitaires ne se sont d’ailleurs pas gênés pour en jouer et l’exploiter[8].

 

Entendre, écouter, discerner, agir – avec d’autres

L’interruption causée par la crise et la mise à l’épreuve des corps qui l’accompagne a peut-être permis d’entendre plus fortement ou plus finement ce qui, avant la crise, demeurait étouffé : un désir persistant, un malaise, un cri de détresse, un nouveau projet à démarrer, un travail à abandonner, une injustice à dénoncer, etc. Cet « entendre » s’accompagnera-t-il d’une écoute ? Ensuite, cette écoute conduira-t-elle à un discernement plus large – sur les plans social et politique – quant à ce qu’il convient collectivement de faire autrement ? À chacun de discerner, de prendre la parole et de débattre si nécessaire, pour ensuite peut-être agir collectivement – politiquement, démocratiquement – en vue d’un meilleur bien[9].

D’un point de vue chrétien, ce qu’une crise peut révéler ne fait pas nombre avec la crise elle-même. La crise – une croix, ou une autre – demeure une crise. Mais au cœur de celle-ci peut tout de même se donner à entendre une interpellation ou une parole qui fait une différence lorsqu’elle traverse le corps et atteint le sujet qui écoute : « "lève-toi et marche" (Lc 5, 17-26), et n’oublie pas tous ces autres qui marchent à tes côtés, et qui parfois peinent à le faire! » La pénombre lumineuse et le silence du matin (Lc 24, 1-12) sont d’ailleurs particulièrement propices à une telle écoute. On s’éveille tout en dormant encore, ou plutôt on dort en s’éveillant tranquillement à une autre journée. Celle-ci sera-t-elle monotone et semblable aux précédentes, ou révélera-t-elle des surprises ? Cette histoire de crise – ou cette crise au cœur de l’histoire – demeurera ouverte tant que l’on s’en souviendra et que l’on fera ensemble, à partir d’elle, quelque chose de neuf. Je parle bien ici de la crise liée à la Covid-19, n’est-ce pas ?

 

Patrice Bergeron

Faculté de théologie et de sciences religieuses

Université Laval

patrice.bergeron@ftsr.ulaval.ca



[1] Depuis le début de la pandémie, ICI Radio-Canada compile quotidiennement les données régionales, nationales et internationales, et sa publication « Le nombre de cas en temps réel » n’a cessé d’être parmi les articles les plus populaires. La santé publique a cru pouvoir prendre un peu de repos de cette production quotidienne de données durant le creux de vague de l’été 2020, mais on n’a pas tardé à le lui reprocher. Voir Guillaume Bourgeault-Côté, Marco Bélair Cirino, Marie-Ève Consineau, « Québec recule: les données sur l’évolution de la pandémie seront publiées sur une base quotidienne », Le Devoir du 27 juin 2020, https://www.ledevoir.com/politique/quebec/581544/coronavirus-quebec-recule-sous-le-feu-des-critiques (consulté le 26 octobre 2020).

[2] Voir David Le Breton, Anthropologie du corps et modernité, Paris, PUF, 2013; ou encore Pierre Gisel (dir.), Le Corps, lieu de ce qui nous arrive. Approches anthropologiques, philosophiques, théologiques, Genève, Labor et Fides, 2008.

[3] Pierre Gisel, « Quel effacement de transcendance dans la société contemporaine ? », dans Du religieux, du théologique et du social. Traversées et déplacements, Paris, Cerf, 2012, p. 61-62, en référence à « Dernier avertissement au parti imaginaire concernant l’espace public », dans Tiqqun, Tout a failli, vive le communisme !, Paris, La Fabrique, 2009, p. 116 et s. Plus largement, voir Pierre Gisel et Isabelle Ullern (dir.), Le déni de l’excès. Homogénéisation sociale et oubli des personnes, Paris, Hermann Éditeurs, 2011.

[4] Par exemple, Léa Harvey, « Manifestation contre le port du masque à Québec : "un signe de soumission" », Le Soleil du 26 juillet 2020, https://www.lesoleil.com/actualite/covid-19/manifestation-contre-le-port-du-masque-a-quebec-un-signe-de-soumission-photos-3af9116b0e52c638ef088aa1c630f007 (consulté le 26 octobre 2020).

[5] Par exemple, Katia Gagnon, « Signalements à la DPJ : les enfants battus, victimes collatérales [de la crise et du confinement] », La Presse du 23 juin 2020, https://www.lapresse.ca/covid-19/2020-06-23/signalements-a-la-dpj-les-enfants-battus-victimes-collaterales (consulté le 26 octobre 2020).

[6] Sur la luminosité et l’obscurité de l’être dans ses implications théologiques et philosophiques, on peut lire les réflexions de frappe heideggérienne de Karl Rahner, dans L’homme à l’écoute du Verbe. Fondements d’une philosophie de la religion [1963], Paris, Mame, 1967.

[7] Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire. Théologie et sciences humaines, Montréal, Fides, 1999, p. 25-26. On peut lire aussi Karl Rahner, Traité fondamental de la foi [1976], Paris, Le Centurion, 1983, p. 39-45 sur cette « expérience […] originaire […] que l’homme fait de sa subjectivité et de sa personnalité; une expérience fondamentale qui sans doute ne se propose pas simplement dans un mouvement d’expérience privé de mots et de réflexion, mais qui ne tient pas davantage dans ce que nous pouvons dire avec des mots ni dans une sorte d’endoctrinement nous venant de l’extérieur. […] [Le] plus originaire et le plus évident peut être […] ce qu’avec le plus de facilité l’on peut laisser passer, ce que plus que tout l’on peut refouler. »

[8] Exploitant le thème de la « maison […] qui nous rassure et qui est notre extension », la publicité d’Ikea l’a fait mieux que d’autres : « #MonChezMoiIKEA », https://youtu.be/vQvAIn-cmRU (consulté le 14 août 2020).

[9] Sur l’action dans sa dimension langagière et politique par rapport au travail-labeur et à l’œuvre, voir Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne [1958], Paris, Calmann-Lévy, 2008.


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