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Introduction. Le sens de la crise. Ou la Covid-19 et nous.

Un texte de Gilles Routhier, Patrice Bergeron, Jean-François Laniel, Jean-Philippe Perreault
Dossier : Le sens de la crise
Thèmes : Covid-19
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

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La formule est convenue : les crises révèlent ce qui travaille en profondeur les sociétés et les hommes. Qu’il s’agisse de nobles sentiments, de généreux principes ou de grandes institutions, les crises les appellent tous à la rescousse. En contrariant le sens que les cultures assignent au monde, elles le tirent de son évidence en même temps qu’elles l’invitent à se redire, à se refaire. Quel est, alors, le sens de la pandémie de la Covid-19? Que dit-elle, et que tait-elle, de notre société, de notre époque, de notre humanité? Suggérons quelques pistes que les articles de ce numéro exploreront plus avant.

 

On peut d’abord y voir une crise de notre ultramodernité. Nombreux furent ceux, surtout aux premiers temps de la pandémie et de son « Grand confinement[1] », à se réjouir d’un retour à une vie plus simple, d’apparence plus vraie. Une vie qui cesse d’être rythmée par le travail et la consommation, qui favorise les loisirs extérieurs et les balades contemplatives, où l’on voit et où l’on entend comme pour la première fois le chant joyeux des oiseaux, les rayons ondoyants du soleil et les feuilles colorées des arbres. Une vie qui cesse d’être tournée vers la mise en valeur esthétique et professionnelle de soi, qui encourage plutôt la solidarité collective, l’empathie intergénérationnelle, l’achat local, l’engagement volontaire, le don gratuit, le travail essentiel enfin sorti de l’ombre. Une vie, autrement dit, autre que celle que notre époque ultramoderne tend à valoriser – individualiste, utilitariste et technoscientifique.

 

On peut aussi y voir, à l’inverse, une crise proprement ultramoderne. Car c’est bien avec les moyens typiques de notre temps que nous avons répondu à la pandémie. Chacun chez soi, dans l’entre soi, mais… avec les géants de la mondialisation. Dans le cocoon domiciliaire, la consommation en ligne explose, le divertissement est assuré par les plates-formes Internet et les communications se font par visioconférence. La Science en retrouve même sa jeunesse prométhéenne. Les experts de la santé sont de tous les médias, les facteurs de propagation sont commentés et divulgués à la population en temps réel, nos téléphones « intelligents » nous disent qui fréquenter, la Santé publique loge désormais à la tête de l’État et dans le cœur de nos foyers. La vie, autrement dit, se fait plus que jamais ultramoderne – individualiste, utilitariste et technoscientifique.

 

C’est d’ailleurs sur ce point qu’innovent la crise de la pandémie et l’époque du « Grand confinement » : l’ambition, inégalée dans l’histoire humaine, de contrôler une catastrophe naturelle, avec le « risque zéro » pour objectif. La Covid-19, en effet, ne nous paraît plus comme un fléau tragique dont il faut limiter les dégâts. Cela supposerait que l’imprévu et l’incontrôlable existent, que nous avons à les apprivoiser, sans penser les éliminer complètement, en évitant donc zèle et effets pervers. Le virus semble plutôt devenu un mal dont nous sommes responsables – réchauffement climatique, insouciance, indiscipline. Un mal qui, responsabilité oblige, peut donc être éradiqué, si l’on suit à la lettre les consignes et les progrès du savoir. Masque inutile, masque essentiel, distance de trois mètres, distance de deux mètres, zones rouge, orange ou quadrillée, nos vérités scientifiques garantissent le « risque zéro ».

 

C’est à une conception inédite de la vie que l’on se trouve alors convié. Une vie définie par les experts en santé : une vie biologique (les experts ès spiritualité n’ont pas été consultés, ni même ceux en santé mentale), plus exactement hygiénique (chacun étant responsable de sa propreté et de ses saines ablutions), au temps indéterminé (à tout le moins d’ici au prochain vaccin – universel et obligatoire?). La vie collective prend le visage d’une vaste clinique, circonscrite aux indicateurs de santé biologique, enserrée par la grammaire de la relation entre le patient et le médecin, où la tâche du premier est de se comporter en « bon malade ». Tout ce qui, ou presque, relève d’ordinaire de la vie est mis en arrêt de travail, en convalescence. D’autres indicateurs de vie, soumis par d’autres experts des hommes et des sociétés, certains simplement « citoyens », tentent de se faire entendre, ici et là, mais sans grand succès. Au parlement comme dans les médias, le seul mode d’intervention paraît celui de la surenchère : plus d’isolement, plus de technoscience, plus de mesures d’hygiène. Cohérent, l’objectif est désormais « de sauver le réseau de santé[2] », soit les moyens de nos finalités.

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Les articles qui composent ce dossier spécial regroupant théologiens, éthiciens, philosophes, sociologues, historiens et anthropologues de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval cherchent à élargir le cercle de la discussion – et de la vie possible et désirée –, en se posant pour question première et finale le sens de la crise de la Covid-19. Celui qu’il a, pour une diversité de ceux qui la vivent. Celui qu’il pourrait avoir, pour ceux qui s’y sont engagés corps et âme. Celui qu’il aura pour ceux qui suivront – ou lors des crises qui viendront. Ce dossier propose de réfléchir autant au sens positif associé à la crise, par exemple le sursaut de solidarité, d’engagement, de discipline et de confiance chez les uns, qu’à son sens négatif, par exemple le sort réservé aux personnes âgées en CHSLD et la désertion d’un nombre important de membres du personnel soignant. Il s’agira de réfléchir aux acteurs du sens, par exemple les Églises, les journalistes, les politiciens, les scientifiques, les technocrates, les environnementalistes, voire les transhumanistes, sans négliger les pratiques et discours de sens qui s’y rattachent, qu’il s’agisse des prières, des jardins alimentaires autosuffisants, des apéros virtuels, des règles de confinement; de l’espoir, du prophétisme, de l’apocalypse, du messianisme – religieux ou sécularisé. Enfin, plusieurs textes de ce dossier invitent à aller jusqu’à interroger, plus fondamentalement, certes le sens de la crise, mais aussi la crise du sens, celle que certains ont cru repérer, par exemple dans la peur partagée du tragique, voire dans le peu d’intérêt (et de libertés) accordé à la religion et aux Églises à l’heure de la COVID-19. Dans tous les cas, des comparaisons entre sociétés, époques et acteurs seront essentielles pour cerner le sens non seulement de cette crise actuelle, mais aussi celle de notre époque et de notre société, de nos principes, de nos sentiments et de nos institutions. C’est ce défi du sens qu’explore ce dossier, à travers divers thèmes plus précis, comme l’accompagnement des malades et des mourants par les soignants, la solidarité, les inégalités, les corps mis à l’épreuve, les rapports entre l’Église et l’État, les théories du complot, les sens donnés aux pandémies dans l’histoire, la rupture qu’apporte une crise et qui permet de voir le monde autrement, etc. Puissions-nous nous y reconnaître, nous y réfléchir, et peut-être nous y dire.

 

Patrice Bergeron, Jean-François Laniel, Jean-Philippe Perreault et Gilles Routhier (dirs.)

Faculté de théologie et de sciences religieuses

Université Laval

 



[1] « The Great Lockdown », World Economic Outlook, Fonds monétaire international (FMI), Washington DC, avril 2020: https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2020/04/14/weo-april-2020


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