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Racisme systémique : émancipation démocratique ou postcolonialisme ?

Un texte de Joseph-Yvon Thériault
Thèmes : Culture, Démocratie, Post-modernité, Société
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

Je ne suis pas de ceux chez qui la seule référence au mot « racisme systémique » provoque de l’urticaire. L’idée selon laquelle persisteraient, dans les sociétés démocratiques, des effets de système issus d’un passé colonial coloré d’un racisme occidental me paraît plausible. L’existence de discriminations difficilement explicable autrement (notamment chez les populations autochtones et chez les Noirs) est largement attestée dans des travaux sérieux. Le déficit notoire de minorités visibles dans le secteur public québécois est certainement dû en partie lui aussi à de la discrimination systémique[1]. Les circonstances de la mort de la mère de famille atikamekw Joyce Echaquan, dans les conditions que l’on connaît, m’apparaissent reliées à une forme de racisme rampant et persistant envers les Autochtones.

Ce n’est pourtant pas un concept que j’utilise régulièrement. Comme ceux, d’ailleurs, associés à la mouvance postcoloniale (ou ce que l’on appelle aujourd’hui la culture « woke ») : privilèges blancs, minorités racisées, espace sécurisé, liberté surveillée, intersectionnalité. C’est que ces théories, associées au paradigme postcolonial, m’apparaissent beaucoup moins aptes à expliquer l’élan qui anime nos sociétés que le paradigme démocratique de l’émancipation. Je m’en explique.

 

Le paradigme postcolonial

Le constat d’un racisme systémique est étroitement associé au mouvement des droits civiques américains qui culmina dans les années 1960. On s’aperçut rapidement que l’acquisition des droits égaux ne conduisait pas spontanément à l’égalité socio-économique. Ce constat s’avérera aussi vrai, quoique dans une moindre mesure, pour les femmes et plusieurs groupes issus d’une immigration récente. L’égalité de droit ne conduisait pas à l’égalité réelle.

On soupçonna alors qu’existaient des formes de discriminations subtiles, récurrentes, intersectionnelles, liées aux identités minoritaires :  de sexe, d’ethnie, de races. Soupçon pesant sur l’Amérique états-unienne au départ, mais qui s’étendit bientôt à l’ensemble des sociétés démocratiques occidentales. La modernité démocratique reproduisait la domination.

Ce n’était pas la première fois, à gauche particulièrement, qu’on faisait ainsi le procès de la démocratie libérale. Dans le romantisme communiste du 19e siècle, l’émancipation, la grande idée des modernes, devait traverser une sorte de purgatoire avant la rédemption, un rachat du péché originel. Dans une certaine vision du marxisme, le capitalisme et sa lutte des classes sans fard s’avéraient une sorte d’apocalypse. Au cours du 20e siècle, on remplacera l’attente prolétarienne du Grand soir par une nouvelle panoplie d’outsiders ou de damnés de la terre.

Ce qui distingue toutefois le paradigme postcolonial des cinquante dernières années des critiques précédentes, c’est qu’il ne s’inscrit plus dans une logique de rédemption. La modernité démocratique est une nouvelle forme de domination (occidentale), subtile, diffuse, qui n’appelle plus aucun Grand soir. La domination est systémique.

En fait, dans la culture woke qui tend à s’imposer aujourd’hui à toute la gauche diversitaire, il n’y a plus de rédemption collective possible, seuls un éveil individuel, un aveu de culpabilité (le fardeau de l’homme blanc), une prosternation devant les victimes du système sont dorénavant possibles. La morale a remplacé la politique.

 

Le paradigme de l’émancipation démocratique

Le paradigme démocratique de l’émancipation propose une tout autre compréhension de l’évolution de nos sociétés. La démocratie moderne est étroitement associée à l’idée du progrès, c’est-à-dire à la marche de l’humanité vers l’émancipation : la fin des dominations sur notre condition humaine. La quête de l’égalité, comme l'a bien perçu Alexis de Tocqueville (De la Démocratie en Amérique), est la trame directrice de la modernité démocratique. Cette finalité s’est avérée une utopie, certes, mais elle est restée l’horizon normatif des modernes.

L’idée d’émancipation dans la modernité démocratique constitue un processus sans fin. Au départ réservé à des hommes propriétaires (les barons), le principe a été rapidement revendiqué par les prolétaires, les esclaves, les femmes, les minorités racialisées, les minorités genrées (LGBTQ+). La démocratie est un processus continu de prise de conscience d’un travail d’émancipation qui n’aura jamais de fin, car de nouvelles formes de protestations surgissent continuellement.

La démocratie demeure donc inachevée, mais produit les sociétés complexes les plus égalitaires que l’on a connues (y compris pour l’égalité homme-femme). En ce sens, grâce au paradigme de l’émancipation démocratique, nous continuerons certainement (encore et encore) de déplorer toutes formes d’inégalités et de racisme qui sourdent du social. L’émancipation s’avère être un travail, un trajet, plus qu’un aboutissement.

 

Postcolonialisme ou émancipation?

On ne niera donc pas la présence de restes postcoloniaux dans nos sociétés. Mais, ce qui caractérise les sociétés démocratiques, c’est avant tout une quête incessante d’émancipation. C’est moins, autrement dit, la reproduction des discriminations qui caractérisent l’élan de nos démocraties que la lutte contre celles-ci. Nos sociétés sont mieux décrites par leur quête d’égalité que par la reproduction de la domination.

Revenons au racisme systémique. Il apparaît aujourd’hui plus éclairant de lire l’évolution des minorités racisées dans les sociétés démocratiques sous l’angle de l’émancipation que sous celui du postcolonialisme. Cela est certes moins vrai pour certains pays que pour d’autres, le racisme systémique est ainsi plus présent aux États-Unis qu’au Canada, en raison de l’histoire de l’esclavagisme américain. Il joue aussi un rôle plus important dans la compréhension de la situation des Autochtones que dans celle d’une minorité « racisée » comme celle des Sikhs canadiens.

Mais, de manière générale, même chez les minorités racisées, la marche vers l’égalité permet de mieux rendre compte de leur situation que la subsistance du relent postcolonial.  L’État moderne démocratique a mis fin à l’esclavage, a instauré une égalité qui n’est pas que formelle, a distribué une justice providentielle, la scolarisation pour tous, des soins de santé universels, sans compter les infrastructures publiques (routes, musées, etc.).

Un individu racisé dans nos sociétés n’est pas uniquement défini par sa « race »; mais, aussi et surtout parce qu’il jouit des effets d’une société libre et démocratique. Les inégalités que certains de ces groupes subissent ne sont pas toutes liées à la discrimination; l’immigration récente et ses difficultés d’adaptation dans un autre univers culturel, la sous-scolarisation, sont parmi d’autres raisons explicatives des persistances inégalitaires. Ces inégalités sont d’ailleurs très différentes selon les groupes et s’estompent même pour certains avec le temps, pour la deuxième génération, par exemple, chez les groupes d’origines asiatiques[2].

La plupart des intellectuels « postcoloniaux » sont issus d’universités occidentales et souvent enfants de la mixité. Il en va de même des étudiants « racisés » qui fréquentent nos universités et chez lesquels (du moins en sciences humaines) la culture woke a souvent des échos. Ils sont plus le fruit du procès d’émancipation moderne que d’un racisme systémique. Dans une moindre mesure, il en va de même pour la vaste majorité des immigrants, racisés ou non, qui ont voulu au cours du dernier siècle rejoindre les sociétés démocratiques. Le parcours émancipateur est plus présent chez eux que celui de la discrimination systémique.

On prendra enfin comme exemple, le parcours de Kamala Harris, nouvelle vice-présidente des États-Unis. Elle est issue d’une famille immigrante d’intellectuels (ses deux parents étaient professeurs d’université et sa mère issue d’une famille brahmane —caste supérieure indienne). Lors de son séjour à Montréal, elle habita Westmount sur la butte (pas Montréal-Nord) ou elle fréquenta une école privilégiée. Elle étudia ensuite dans des universités prestigieuses américaines. Son parcours est celui de l’émancipation propre à une démocratie inachevée, non celui de la discrimination systémique.

 

Et le privilège blanc?

La proposition inverse de la discrimination systémique est le « privilège blanc ». L’idée que, parce que Blanc, je n’aurais pas à subir certaines discriminations est encore ici probablement juste. Mais, dans une société majoritairement blanche (le Québec l’est encore à 85%) et occidentale, cela relève plus d’une tautologie que cela ne constitue une explication d’un phénomène social. L’aplatissement sous le vocable de race blanche de la grande diversité des parcours, des nations, des classes, des conditions socio-économiques, des ethnies, des religions, etc. de la civilisation occidentale est même une contre-vérité manifeste. Elle n’explique pas grand-chose. Certes, il y bien dans les sociétés démocratiques une forme de « privilège civilisationnel » issue de la marche vers l’égalité des conditions, égalité comme on l’a laissé entendre qui baigne tous ceux et celles, racisés ou non, qui en bénéficient en Occident. Ce « privilège » il faut le chérir. Il est bien plus l’effet de l’égalité des conditions démocratiques que celui de l’héritage postcolonial.

 

*          *

 

Max Weber, dans l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, disait qu’il n’avait pas voulu substituer à une interprétation matérialiste de l’histoire du capitalisme (celle de Marx et le travail à l’origine du capitalisme) une autre, idéaliste (la sienne, de l’origine culturelle, religieuse du capitalisme). Les deux interprétations sont susceptibles d’éclairer l’histoire. Le lecteur jugerait, pensait-il, laquelle de ces interprétations permettrait le mieux comprendre son époque. J’ai cette même conviction en regard des paradigmes démocratiques et postcoloniaux. Ils nous donnent deux interprétations différentes de l’histoire d’aujourd’hui. Deux paradigmes qui ne sont pas faux, mais dont l’un, le paradigme démocratique, m’apparaît nettement supérieur à l’autre dans la compréhension des évolutions de notre époque.

 

Joseph Yvon Thériault

Sociologue /UQAM

Crédit photo: Marcia Fudge, Public domain, via Wikimedia Commons


[1] Thomas Gerbet, Minorités visibles : déficit de 26 000 emploi dans le secteur public du Québec. 9 juin 2020. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1710379/minorites-visibles-quebec-employes-public-commission-systemique

[2] J. G Reitz et R. Banerjee, “Racial inequality, social cohesion, and policy issues in Canada, dans K. G banting, T. J. Coucherne et F. Seidle,  Belonging? Diversity, regnonition and Shared citizenship in Canada, Montréal, Institute for Research on Public Policy, Montreal, p. 489-525 https://munkschool.utoronto.ca/ethnicstudies/files/2014/08/ReitzBanerjeeRev.pdf

 


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