Augmenter le texte Diminuer le texte

La dialectique américaine de la race

Un texte de Léandre St-Laurent
Thèmes : États-Unis, Multiculturalisme, Société
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

D’ici 2044, il n’y aura plus de majorité raciale aux États-Unis. Seulement de fortes minorités. Changeant la composition traditionnelle de sa population, l’évolution démographique du pays réduira le poids des Blancs à moins de la moitié de la population totale[1]. Bien des progressistes étatsuniens voient là la consécration d’un monde pluriel qui sort enfin la tête des eaux vaseuses de la suprématie raciale. Le cas américain ne serait d’ailleurs ici qu’un cas d’espèce d’une dynamique qui balaie l’Occident.

On connaît la chanson de cette trame narrative qui s’impose. Cette majorité blanche, qui a si longtemps exporté son modèle de domination raciale hors d’Occident, se trouverait pour la première fois de son histoire en position défensive.  Face à la marche du monde, des atavismes raciaux se réactiveraient pour cette raison au sein des peuples d’origine européenne, se traduisant par un retour du nationalisme, du populisme ou encore par la réactivation d’un faux universalisme produit par la civilisation judéo-chrétienne. Contre cette réaction, les forces du progressisme américain entament donc un travail de déconstruction radicale de ce qu’elles définissent comme les critères de la « blanchité » occidentale. Et cette guerre culturelle s’exporte, tendant à imposer bien au-delà des frontières étatsuniennes le critère de la race comme ultime clé d’explication des rapports sociaux.

Face à la complexité du monde et à toutes les nuances qu’elle suppose, on se demande comment une grille d’analyse si réductrice a pu s’imposer à une telle vitesse, surtout si l’on considère toutes les conséquences qu’elle implique pour la viabilité de la culture des pays occidentaux et de leurs institutions. Mais il faut reconnaître que l’expérience américaine offre un terreau fertile à la prolifération de cette vision du monde, et que, depuis 1945, toute idée dominante aux États-Unis finit par devenir hégémonique à travers tout l’Occident.

 

Une critique aveuglée par l’expérience américaine

Il est naturel que le projet démocratique étatsunien suscite la suspicion radicale. Par un jeu de contorsions idéologiques, le rêve américain s’est affirmé dès l’origine à travers un dédale de miroirs brouillant le regard. Ce peuple qui prétendait hisser le plus haut le drapeau de l’avancement humain, sous le signe d’une providence égalitaire, a fondé sa cité politique sur l’exploitation de l’esclavage et la dépossession des populations autochtones. Si des documents comme la déclaration d’indépendance et la constitution américaine, tout comme les principes qui en découlent, cachent le stigmate de ce péché originel, l’on en vient bien naturellement à vouloir soulever, voire arracher ce voile de supposée bonté humaine. Comme si le bon était fondé sur le mauvais, tel que le pensait Machiavel. 

Il est ainsi tout à fait logique que la trajectoire historique des États-Unis accouche d’une critique qui fait de la question raciale et du « privilège blanc » le socle de l’Oppression avec un grand O. Ce n’est par conséquent pas un hasard si c’est à travers les départements de sciences sociales des universités américaines que les théories qui poussaient le plus loin le travail de déconstruction des normes occidentales se sont si rapidement disséminées. Il s’y est ancré également un militantisme cherchant à dévoiler ce mal fondamental.

Or, il n’existe aucune muraille de Chine suffisamment étanche pour freiner cette marée déconstructionniste. Si des totems historiques tels que la démocratie s’avèrent odieux, pourquoi d’autres valeurs chères aux peuples occidentaux ne le seraient-elles pas également ? Qu’en est-il de ces autres principes abstraits que sont, par exemple, le droit, la raison, la liberté académique et d’expression, la nation ou la notion de république ?

Rapidement, ce qui formait originellement la critique saine de ce que nos sociétés cachent de plus laid se transforme de ce fait en distorsion idéologique. L’on finit par réduire l’entièreté de la culture occidentale à ses parts d’ombre. L’universel lui-même devient le masque de l’oppression. C’est l’objectif que visent les études dites « décoloniales » (à distinguer du champ d’étude post-colonial) dans leur travail de sape des fondements moraux et rationnels de tout le projet civilisationnel de l’Occident depuis la Renaissance, quand ce n’est pas carrément d’éliminer du champ discursif les contenus de connaissances hérités du christianisme européen et de la culture hellénique.

L’autre élément de la société américaine qui permet une telle distorsion de la question raciale est l’hyper-capitalisme qui s’abat violemment sur elle depuis bientôt un demi-siècle. Aux États-Unis, l’argent règne d’autant plus en maître que les réseaux de solidarité qui permettent normalement d’y résister y sont probablement les plus faibles en Occident. Depuis la vague de néolibéralisme qui a imposé la suprématie du marché, ce qu’il reste de la gauche américaine a perdu la main sur la question sociale. Les progressistes (liberals) américains sont majoritairement submergés par un individualisme libéral aveugle aux questions économiques. Dans une société de l’individu, atomisée, les inégalités s’expliquent davantage par l’identité que par le rapport entre classes sociales. En ignorant de la sorte le champ économique, il devient naturel de considérer le racisme comme l’ultime horizon de l’oppression.

 

L’aveuglement économique

Racialiser le regard sociologique que l’on porte sur l’Occident rend tout à fait incompréhensible le phénomène qui mène une part critique des masses populaires de ces pays à s’affirmer politiquement sous l’égide de ce terme fourre-tout qu’est le « populisme ». En réduisant le monde à une opposition entre oppresseur racial et minorités, l’on devient aveugle face aux deux principaux facteurs à l’origine de la séquence historique que nous vivons, qui sont avant tout d’ordre économique et culturel.

C’est un fait que l’humanité atteint présentement des niveaux de richesse inégalés et que, globalement, la pauvreté tend à se réduire. Mais il est également vrai que la distribution de cette richesse produite ne profite pas à tous.

Ces dernières décennies, une part considérable de l’activité économique réelle de l’Occident s’est déplacée ailleurs sur le globe. Dans une logique de globalisation de l’économie capitaliste, les capitaux ont circulé jusqu’aux pôles où ils étaient les plus rentables, très souvent dans d’odieuses conditions d’accumulation. Les conséquences économiques de ce phénomène ont été désastreuses pour la majorité des pays occidentaux. On y a vu une désindustrialisation massive ainsi qu’une tertiarisation de leurs économies. La classe moyenne, qui fut si longtemps le pilier des sociétés à l’économie développée, s’est effondrée tel un château de carte[2]. Des masses de gens, historiquement attachés à la petite propriété, à un certain statut social, à un niveau d’aisance économique ainsi qu’à une profession dont le savoir-faire était valorisé, se sont retrouvées en situation d’appauvrissement et de déclassement social. Catégoriser ces segments disparates de populations sous un label racial en les qualifiant de « blancs privilégiés », c’est ajouter une violence symbolique aux souffrances économiques concrètes vécues par ces gens.

Le trumpisme est l’exemple extrême d’un surgissement politique désespéré d’individus se sentant à la marge de notre monde globalisé. Depuis l’élection de Trump en 2016, c’est devenu un lieu commun d’associer son électorat à la fameuse « ceinture de rouille » (rust belt), cet ancien pôle industriel du Nord-est américain détruit par 50 ans de désindustrialisation et de fuite des capitaux. Mais il ne s’agit peut-être pas tant que ça d’un lieu commun, au fond, puisque l’on continue inlassablement de réduire ce cri de colère de l’Amérique profonde à une revendication de suprématie raciale.

Si le progressisme américain s’intéressait encore autant que par le passé à la question sociale, la politique commerciale et industrielle de l’administration Trump lui serait apparue comme beaucoup plus intelligible. Il aurait compris la tentation trumpienne de freiner le libéralisme économique à l’aide de politiques protectionnistes et de mener une guerre commerciale contre la Chine. Il aurait été en mesure d’apprécier à leur juste valeur certains aspects du nouvel accord de libre-échange nord-américain (ACEUM), tels que l’obligation de l’industrie automobile à produire 75% de ses pièces au sein des trois pays, la fixation d’un seuil salarial minimum (16$) pour au moins 30% de sa force de travail ou la valorisation et le renforcement du syndicalisme en entreprise, surtout au Mexique[3]. Ce sont pourtant là des mesures qui auraient suscité l’enthousiasme du mouvement altermondialiste des années 1990 et 2000…

Et à force de ne voir que le mal chez Trump et dans ce qu’il incarne  – et les maux effectivement ne manquent pas ! –, l’on finit par s’aveugler sur ce que Joe Biden représente pour des millions d’Américains et sur la signification d’une restauration de ce pouvoir. Biden est l’incarnation même de ces politiciens qui s’évertuent à lustrer leur blason social-démocrate, mais qui, dans les faits, se font trop souvent les défenseurs d’une hyper-classe capitaliste déracinée qui contrôle l’appareil politique des deux grands partis dominant la vie politique américaine. Il fait partie de cette « gauche » néolibérale du type de celle de Bill Clinton, qui a coupé dans les services publics et dérèglementé l’activité financière du pays. Cette prétendue « gauche » qui, en communion avec le Parti républicain, a depuis longtemps voué l’essentiel de ses énergies à édifier un grand marché autorégulateur mondial, dans lequel le grand capital circule librement et dépossède les peuples du monde entier. Avant que l’Histoire ne force les élites américaines, et le Parti démocrate lui-même, à se détacher de certains dogmes du libéralisme économique contemporain, les clans Obama et Clinton tentaient de pousser toujours plus loin les principes libre-échangistes à travers la création du grand Partenariat Trans-pacifique (TPP), avorté par Trump. L’élection américaine de 2016 a mis en scène les forces du progrès luttant contre une « droite populiste » qui voulait limiter la trop grande suprématie d’un capitalisme sans frontières. Le monde à l’envers !

Dans sa grande coalition de 2020 contre le péril « populiste », et contre le socialisme démocratique de Bernie Sanders faut-il le rappeler, Biden a aggloméré les tenants de l’establishment démocrate, d’anciens bonzes du parti républicain écartés par Trump, comme l’ancien président Georges W. Bush, Mitt Romney ou John McCain, d’influents financiers tel que le multimilliardaire Michael Bloomberg, la majorité de l’intelligentsia de la Sillicon Valley et les grands conglomérats médiatiques du libéralisme culturel américain. La grille de lecture diversitaire du progressisme ambiant tend à masquer cette domination politique des « barons-voleurs »[4] nouveau cri, à l’égard du pouvoir économique desquels la constitution américaine empêche que soit opposé tout frein sérieux.

Le grand capital n’a alors qu’à enfiler un masque progressiste, et le voilà qui lutte pour l’émancipation du genre humain. L’on ferme alors les yeux sur l’argent qui se cache derrière les idées et les identités. Et l’on s’imagine qu’une campagne électorale aussi radicalement capitaliste dans son financement peut aboutir à autre chose qu’une cité corrompue par sa classe dirigeante. Aussi femme et racisée qu’elle puisse être, la vice-présidente Kamala Harris demeure la pouliche de la haute finance qui, dès la fin de l’été 2020, lui permettait d’injecter des milliards de dollars dans le ticket Biden/Harris[5].

Le regard racial neutralise cette compréhension des choses. Certains faits sont réduits au silence. Par exemple, le fait que Donald Trump soit l’unique candidat d’envergure contemporain, à l’exception de Bernie Sanders, à ne dépendre que très partiellement des milliards de dollars injectés par les lobbies dans les fameux Comités d’action politique (PAC). Cette réalité structure une étrange lutte de classes. Face à l’impossibilité d’un financement populaire à la Sanders, une part importante des masses se tourne cyniquement vers un homme d’affaires impétueux que sa richesse personnelle rendrait supposément imperméable à la corruption. C’est là le sens que l’on doit donner à l’expression « drain the swamp ». De ce point de vue, en restaurant aveuglément le pouvoir de l’ancien establishment, l’on rétablit également les conditions qui ont rendu Trump possible, lui qui compte bien mener campagne en 2024.

« Aveuglément ». Le mot est important. Pour le moment, le choc de la pandémie empêche une restauration normale du jeu politique antérieur à Trump. Peut-être le choc du populisme américain y est-il lui aussi pour quelque chose. Le Parti démocrate renoue donc, pour l’heure, avec ses racines social-démocrates, par le déploiement du plan de relance de l’administration Biden, dont la générosité des politiques sociales est inédite depuis au moins les soixante dernières années.

 

L’aggravation économique par la « race »

Cette propension à racialiser les rapports sociaux ne fait pas qu’aveugler. Elle accompagne certaines dynamiques de domination économique et les alimente. Le développement du modèle d’État-providence américain en est la parfaite exemplification. Le modèle d’État social étatsunien fait partie de cette famille institutionnelle anglo-saxonne qui réduit au maximum les services offerts à sa population[6]. En excluant des variations importantes d’un État à l’autre, les États-Unis constituent globalement une terre où les services sociaux sont défaillants. L’intervention étatique ne se justifie que dans un nombre restreint de cas, envers les plus démunis, trop fortement délaissés par les règles du jeu politique et économique. Pas question ici de services publics universels, comme c’est le cas ailleurs.

Le problème avec ce type de gouverne étatique, c’est qu’il laisse pour compte une masse de citoyens dont la souffrance n’entre pas dans les catégories de ce qui légitime son action publique. Et plus les catastrophes socio-économiques se multiplient, plus cette masse de laissés-pour-compte de l’intervention publique augmente. C’est dans une frange considérable de cette multitude que le trumpisme prend racines.

La façon dont la question raciale se déploie dans les politiques publiques étatsuniennes accentue ce phénomène. Depuis les années 1970, la logique de l’intervention publique tend à édifier ce que le président Lyndon Johnson nommait la « great society », à travers des politiques qui favorisent diverses minorités ethnoculturelles. L’effet pervers de cette orientation raciale des politiques sociales est qu’elle laisse de côté une masse populaire souffrant économiquement, pour la simple raison qu’elle est blanche et souvent majoritaire sur le plan culturel.

Ce biais devient même une violence économique de classe lorsque les politiques publiques qui en découlent délaissent complètement des travailleurs qui sombrent dans la misère sociale, voire contribuent à accentuer cette misère. Pensons, par exemple, à cette volonté de l’aile gauche du parti démocrate de dédommager les descendants d’esclaves, en organisant un transfert de richesses des Blancs aux Noirs qui représenterait potentiellement 37% du PIB américain, mais qui ne tient pas compte des distinctions de classe[7]. Celui-ci se ferait donc aux dépens de Blancs dont les ancêtres n’ont, pour la plupart, jamais détenu de plantations esclavagistes. L’on peut classer dans la même catégorie des politiques publiques comme le projet pilote de la ville d’Oakland d’instaurer un revenu mensuel garanti pour certains ménages pauvres, noirs et autochtones, qui tend lui aussi à exclure les ménages blancs ayant un revenu similaire[8]. Et que dire de certains segments du plan de relance postpandémie de l’administration Biden qui prévoit des aides financières pour certains agriculteurs et restaurateurs racisés, mais pas pour des Blancs du même métier dont le revenu et les avoirs sont semblables[9] ?

Cette masse de gens exclus de l’aide publique finit par être incapable de s’identifier à l’État social de son pays. L’idée s’incruste ainsi dans les esprits que l’impôt est illégitime et dévoie le rêve américain. Qu’il s’agit là du vol de leur maigre gagne-pain qui atterrit dans les poches de gens qui, à leurs yeux, contournent les règles de la vie en société[10]. Le « blanc » moyen, puisque c’est bien le vocabulaire que le progressisme racial finit par imposer, se recroqueville dans sa souffrance, faute de mieux, et lutte contre les élites progressistes qui veulent lui faire les poches. Il vote pour un Parti républicain bloquant systématiquement le Congrès et qui sabote, au niveau local, toute idée de politique sociale d’envergure qui pourrait unifier le pays.

Le camp du progrès détourne pour sa part son regard des gloutons du sommet. Pendant que les minorités se liguent contre la « majorité blanche », ou bien luttent entre elles pour se voir reconnaître le statut victimaire du jour, Wall Street engrange paisiblement ses dividendes. Du slogan « nous sommes les 99% », nous passons alors à « check ton privilège ».

 

L’aveuglement culturel

Le racialisme nous aveugle également dans notre compréhension de ce phénomène du nationalisme qui est réapparu sur la scène politique ces dernières années. Le progressisme identitaire identifie comme suprématisme racial ce qui relève plutôt d’un problème d’ordre culturel, dont l’issue politique diffère d’un pays à l’autre, et qui ne dégénère pas systématiquement en tyrannie de la majorité et peu tout à fait être compatible avec un État démocratique libéral. La revendication de souveraineté des peuples n’équivaut pas nécessairement à l’élection d’un Trump ou à l’assaut lancé contre le Capitole ou ses équivalents. Et l’élection d’un Trump n’est pas non plus la prise de Rome par les Chemises noires.

En fait, cette obsession américaine pour la race ainsi que la notion de « privilège blanc » voilent une réalité multiculturelle qui est pourtant incontestable en sol américain. Les grands centres d’activité économique et culturelle se sont diversifiés d’une façon inouïe, et l’on y observe, si l’on peut se permettre ce barbarisme conceptuel, une mobilité raciale indéniable. Nous pouvons prendre, pour exemple, les travaux de Aby Chua et Jeb Rubenfeld, qui démontrent l’ascension, au cours des dernières décennies, de huit groupes culturels (les Juifs, les Mormons, les Cubains ayant fui le régime de Castro, les Iraniens, les Chinois, les Indiens et les Libanais) au sein de l’élite économique américaine, désormais l’une des plus diversifiée au monde[11].

La question raciale continue toutefois à se poser mais concerne avant tout les populations noires pauvres qui héritent d’une misère sociale structurée par les vestiges de l’esclavage et de la ségrégation raciale ou les populations autochtones assujetties au système des réserves. Associer tous les groupes culturels qui ne subissent pas cette réalité de la discrimination à une infériorisation due à un prétendu « privilège blanc » est très réducteur.

À partir du moment où l’on se départit d’une grille d’analyse qui réduit l’entièreté du réel à la question de la « race », l’on prend la pleine mesure d’une guerre culturelle qui ne se réduit pas à la couleur de peau. Les grands centres urbains produisent une réalité sociologique qui tend à déconstruire les normes culturelles de l’Amérique profonde. Comme ailleurs en Occident, il se structure, contre ce progressisme citadin, une réaction de conservation dans les zones périphériques du pays. La caricature américaine de villes progressistes, multiculturelles, élitaires et démocrates en guerre contre le conservatisme de la campagne et de certaines zones péri-urbaines n’est pas très éloignée de la réalité.

Ainsi, le trumpisme s’enracine dans des valeurs largement partagées par une part certaine de la communauté nationale américaine. Le grand politologue Walter Russell Mead les définit comme des « valeurs jacksonniennes », en référence au président populiste Andrew Jackson qui, au XIXe siècle, a su incarner les principes qui étaient ceux des masses populaires du sud des États-Unis et qui les opposaient aux élites du pays[12]. Il ne s’agit pas de dire qu’il y a une filiation directe et assumée entre les idées d’Andrew Jackson et celles du mouvement trumpiste, comme le revendique d’ailleurs le populiste Steven Bannon[13]. Il s’agit plutôt d’affirmer que Jackson a sur incarner certaines valeurs de son époque et, qu’au fil du temps, ces dernières se sont naturellement répandues dans une part importante de la population américaine.

Ce peuple auquel s’adressent les leaders populistes américains est attaché à une certaine forme d’honneur fondamental, auquel l’on peut lier les valeurs jacksoniennes suivantes :

1) L’autonomie. Un citoyen américain n’est membre légitime de la communauté nationale qu’à partir du moment où il fait sa place dans la société par ses propres moyens.

2) L’égalité, de « dignité et de droit », surtout en ce qui a trait au rêve américain, posture allergique aux particularismes identitaires actuellement valorisés par le progressisme.

3) L’individualisme. Il est du devoir de chaque citoyen authentique de mener une vie qui lui est propre, de la façon dont il l’entend.

4) L’« esprit financier », corollaire du droit absolu au crédit. Ce quatrième aspect de l’honneur populaire réside dans la façon dont il est associé au courage qu’implique la prise de risque financier ayant pour but la réussite sociale.

On comprend finalement mieux de quelle réalité sociologique Trump est la caricature si on se débarrasse du biais racial. On comprend également que ce ne sont pas là des valeurs strictement raciales. Initialement enclavé dans certains États du sud, le jacksonisme s’est finalement répandu hors de son bassin originel, selon un processus d’assimilation qui a traversé tout le XIXe siècle et même une partie du siècle suivant. Il s’est produit un phénomène similaire avec le trumpisme durant les élections présidentielles de 2020. Parmi les 74 millions d’électeurs qui ont voté pour Trump, 12% de l’électorat noir s’y est agglutiné (8% seulement en 2016), tout comme 32% du vote latino-américain[14].

 

Une dialectique raciale

Ce qui peut être ici affirmé pour la société américaine est d’autant plus vrai pour toute autre société : en voulant réduire tous les débats sur la culture et les valeurs à l’expression d’une essence oppressive liée à la race, l’on n’y comprend tout simplement plus rien. Si les progressistes veulent lutter efficacement contre ces valeurs, ils ont intérêt à les considérer pour ce qu’elles sont. Autrement dit, ils feraient bien mieux de mener le combat culturel dans l’arène démocratique, là où l’on convainc par le débat d’idées, plutôt que d’assigner leurs adversaires à une essence infamante dont il est impossible de se départir. Ce constat n’est qu’encore plus évident lorsque l’on parle de sociétés dont le parcours historique n’a rien à voir avec celui des États-Unis.

Mais, au lieu de cela, à force de nier la diversité des cultures au sein de la civilisation occidentale en assignant à celles-ci le label « ethnic white », et d’exiger des minorités raciales une allégeance automatique au camp progressiste – un Noir qui vote pour Trump « n’est pas noir », affirma Biden durant la campagne présidentielle –, l’idéologie racialiste se transforme en prophétie auto-réalisatrice. À force d’être réduite à n’être qu’une « majorité blanche », la communauté populaire conservatrice réagit selon les termes dans lesquelles on la cloisonne. Elle manifeste des réactions de colère, souvent racistes. Et face à ces réactions, le camp progressiste a beau jeu de réduire encore davantage ses opposants à une identité « blanche » honnie. Il s’ensuit une dynamique en cascade, une véritable dialectique raciale, qui antagonise toujours davantage les minorités du pays contre une certaine majorité en fonction de critères raciaux.

Au final, la politique ne se définit plus par l’attachement à des idées que l’on défend dans la cité, mais par l’identité tribale. Plus cette polarisation raciale prend de l’ampleur, plus le conservatisme, le nationalisme, l’attachement à l’histoire, la souveraineté populaire, la liberté de parole et de conscience et l’identification à une certaine décence commune tendent à être représentés par une droite dure qui s’ethnicise. Du même coup, le progrès, l’égalité socio-économique, l’équité, l’individualisme, l’antiracisme et les droits des minorités s’incarnent dans des forces qui font imploser les sociétés occidentales.

De plus, cette déferlante de la race se globalise. Elle fait dorénavant tomber des figures comme celles de Churchill, Napoléon ou Abraham Lincoln auxquelles sont manifestement attachées les majorités. Elle assigne désormais le statut de tortionnaires historiques des minorités à des peuples aussi variés que peuvent l’être les Québécois, les Acadiens, les Grecs, les Irlandais, les Écossais, les Catalans ou encore aux « petites nations » d’Europe de l’est, même s’ils ont en quelque sorte été eux-mêmes écrasés par l’Histoire. Elle généralise une guerre culturelle, véritable anti-culture, qui voue à la mort clinique l’idée même d’universalité, d’objectivité ou de raison commune à l’humanité. Elle nous présente la destruction d’un monde comme relevant du progrès.

 

Léandre St-Laurent


Crédit image: Elvert Barnes from Silver Spring MD, USA, CC BY-SA 2.0 , via Wikimedia Commons


[1] Sabrina Tavernise, «Why the Announcement of a Looming White Minority Makes Demographers Nervous», The New York Times, 22 novembre 2018.

[2] Christophe Guilluy, No Society: La fin de la classe moyenne occidentale, Paris : Flammarion, 2018.

[3] Heather Long, «U.S., Canada and Mexico just reached a sweeping new NAFTA deal. Here’s what’s in it.», The Washington Post, 1er octobre 2018.

[4] «Baron-voleurs», cette expression de la fin du XIXe siècle, fait ici référence à l’appellation que donnaient la gauche américaine et les classes populaires aux grands exploitants capitalistes de l’époque. Voir Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Montréal, Lux (pour la traduction française), 2006 (1980).

[5] Michela Tindera, «Billionaires Loved Kamala Harris, Wich Might Mean They’ll Love Biden Even More», Forbes, 12 août 2020.

[6] Gosta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism. Princeton: Princeton University Press, 1998, 248 p.

[7] The Economist, «The economics of reparation», The Economist, 20 juin 2020.

[8] AFP, « Oakland lance un revenu garanti destiné aux habitants noirs et amérindiens », La Presse, 24 mars 2021.

[9] « États-Unis: les agriculteurs blancs privés des aides destinées à réduire leur endettement », Valeurs actuelles, 28 février 2021.

[10] Arlie Russell Hochschild, Strangers in their Own Land: Anger and Mourning on the American Right. États-Unis: The News Press, 2016, 351p.

[11] Voir Aby Chua & Jeb Rubenfeld, The Triple Package : How Three Unlikely Traits Explain the Rise and Fall of Cultural Groups in America. États-Unis : Penguin Books, 2014, 234p.

[12] Walter Russel Mead, Sous le signe de la providence : Comment la diplomatie américaine a changé le monde. France : Odile Jacob, 480p.

[13] Susan B. Glasser, «The Man Who Put Andrew Jackson in Trump’s Oval Office», Politico, 22 janvier 2018.

[14] Maïwenn Bordon, « États-Unis : Donald Trump a gagné en popularité auprès des électeurs ruraux, latinos et afro-américains », France culture, 5 novembre 2020.


Téléchargement PDF

Retour en haut

LISTE D'ENVOI

En kiosque

Vol. 26 no.2
Printemps-Été 2024

Trouver UN TEXTE

» Par auteur
» Par thème
» Par numéro
» Par dossier
Favoris et partager

Articles les plus lus


» trouvez un article