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La patate chaude

Un texte de Jean-Marc Limoges
Thèmes : Éducation, Université
Numéro : Argument 2021 - Exclusivité Web 2021

On dirait des reptiles qui se mordent la queue ou des couleuvres qui s’avalent elles-mêmes. Une épanadiplose de mauvaise foi. Un anneau de mauvais aloi. Un cercle vicieux. Et un peu vicelard. En tout cas, il en a l’air. Un air vicié. Étouffant. Redondant. Monotone. Et malheureusement populaire. Un amas de vers grouillants qui nous grugent les oneilles et nous décervellent de la belle manière. Un étau qui se resserre, un rondeau que l’on ressasse, un os dans le gosier, sans que personne ne l’entende plus vraiment.

 

« LES JEUNES SAVENT PAS ÉCRIRE! »

 

« LES JEUNES ONT PAS DE CULTURE! »

 

« LES JEUNES S’INTÉRESSENT À RIEN! »

 

C’est atterrant...! attristant...! alarmant...! (et je n’en suis qu’à la lettre « A »).

 

Soit!

 

Mais le pire, dans cette barcarolle triste, c’est qu’elle est fredonnée par des « assis » qui devraient se tenir debout, leur montrer comment écrire, la leur offrir, cette culture et justement les intéresser.

 

Dans un article du DEVOIR, publié le 28 mai dernier, on révélait que « les lacunes des cégépiens en français soulèvent l’inquiétude des enseignants ». Et le virus les aurait diablement affaiblis.

 

On n’a « jamais vu des lacunes aussi flagrantes en français », s’égosille l’une. On constate « une baisse des aptitudes des cégépiens à s’exprimer et à comprendre les œuvres littéraires », statue l’auteur. « Je me questionne sur le contenu des cours au secondaire... », renchérit-elle. Et moi, je me questionne sur le contenu des cours au cégep. Et on se désole de voir ceux qui se désolent de voir qu’« on diplôme des analphabètes fonctionnels au secondaire » les diplômer leur tour. La preuve?

 

Ces profs se plaignent du piètre niveau de français, de connaissance et de curiosité des étudiants et nous offrent la preuve par X qu’ils contribuent au problème qu’ils condamnent. L’une avoue avoir « abaissé ses exigences ». L’autre confie avoir « réduit de beaucoup la matière [et s]es attentes ». Mais...!? On ne résout plus un problème, là, on le nourrit! Elle poursuit en disant que « la moitié d’un de ses groupes aurait échoué cette session si elle l’avait évaluée avec les mêmes critères qu’en temps normal » et conclut avec panache avoir « retiré Baudelaire [...] trop compliqué pour les élèves, qui manquent de connaissances en histoire et en culture religieuse pour comprendre le contexte. » Et moi qui croyais que c’était la job du prof!

 

CQFD : « Oui, on remarque de grandes difficultés, mais en général, nos étudiants s’en sortent correctement. »  Évidemment, si on « retire les livres », si on « réduit la matière et les attentes » et si on « abaisse ses exigences ».

 

Devant cet affligeant constat, plutôt que de prendre ses responsabilités, on a pelleté la scrap dans la cour du voisin. Ces profs ont crié en chœur : « C’est la faute aux enseignants du secondaire! » Les enseignants du secondaire crieront en chœur : « C’est la faute aux instituteurs du primaire! » Les instituteurs du primaire crieront en chœur : « C’est la faute aux tuteurs des services de garde! » Puis, ne sachant plus sur qui mettre la faute, ceux-ci crieront en chœur aux poupons ébaubis : « C’est votre faute! Vous n’aviez qu’à demander de ne pas naître! » On voit dans quel cul-de-sac nous conduisent ces cris du chœur.

 

Pauvres étudiants! On s’est attristés de voir que « plusieurs d’entre eux sont passés à travers les mailles du filet ». Et voilà que vos profs vous y font passer de nouveau. Gageons que vos Maîtres, à l’Université, atterrés par votre manque de vocabulaire, de culture et d’intérêt, crieront à leur tour en chœur : « C’est la faute aux profs du cégep! » Et ce sera bien fait pour eux!

 

Quelques-uns auront mis la faute sur les « difficultés de l’enseignement à distance » qui aurait joué sur la « motivation des étudiants », leur « capacité de concentration », leur sens de l’organisation, leur autonomie, leur maturité... Mais est-ce nouveau? Devant moi, ai-je souvent asserté, j’en ai la moitié qui arrive du secondaire, l’autre moitié qui s’en va à l’Université. Les étudiants « ne sont pas tous égaux devant la pandémie »? Il aurait été plus juste de dire que la craque s’est accrue entre les cancres et les clercs. Il faut colmater.

 

Certains auront vociféré : « C’est la faute du Gouvernement! » Mais c’est pas lui qui mène. D’ailleurs, tous les collègues vous le diront : « Devant ton groupe, c’est toi le boss. » Je l’ai souvent entendu dire; j’en ai rarement vu l’être. Il n’en tient qu’à vous! Le changement ne viendra pas de la chambre, mais de la classe.

 

D’autres nous apprennent avoir dû s’« adapt[er] au contexte de l’enseignement à distance ». Mais j’en ai douté quand j’en ai vu obstruer leur caméra avec le petit tableau blanc sur lequel ils écrivaient « comme dans le temps », incapables de partager leur savoir comme leur écran. C’était là la façon dont ces gens – qui font pourtant profession de penser – s’étaient adaptés!

 

Plutôt que de pleurnicher sur le fait que l’enseignement à distance « c’est don’ pas facile », on aurait dû se réjouir des possibilités qu’il offrait : clore les micros en un clic plutôt que d’exiger la paix, permettre aux plus timides d’interagir avec le prof, secrètement, grâce à la boîte de dialogue, orchestrer des rencontres avec une liberté totale sans craindre de se taper le nez sur une porte...

 

Que les profs arrêtent de piétiner ces « jeunes » dont ils tiennent le destin entre les mains. Comment voulez-vous que ceux-ci soient motivés quand ceux-là se découragent? Comment voulez-vous les égayer si vous ne faites pas bonne chère?

 

Profs du Québec, j’en appelle à vous! Je vous somme, je vous intime, je vous enjoins! Ne baissez plus les bras, la garde et vos culottes. Relevez-les! Montez-la! Mettez-les! Les « jeunes » (comme vous les appelez avec condescendance) apprennent par imitation.

 

Soyez sévères, droits, exigeants.

 

Honorez votre profession!

 

Jean-Marc Limoges

Enseignant au cégep

M. A. Études françaises (U. de Montréal)

Ph. D. Littérature et arts de la scène et de l’écran (U. Laval)

Auteur de Victor et moi : Enseigner pour se venger (à paraître aux éd. du Boréal)

 

 

Crédit image: Metropolitan Museum of Art, CC0, via Wikimedia Commons


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