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Invasion de l’Ukraine: fin de l'hégémonie américaine?

Un texte de Philippe Labrecque
Thèmes : États-Unis, Politique, Conflit
Numéro : Argument 2022 - Exclusivité web 2022

Au-delà de la crise humanitaire et du choc général auquel nous faisons face en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un grand chamboulement géostratégique s’opère en arrière-plan et celui-ci transforme fondamentalement la structure du système international en place depuis la fin de la Guerre froide.

Le théâtre d’opérations ukrainien s’inscrit au sein d’une lutte à l’échelle mondiale entre grandes puissances, certaines défendant l’ordre établi après 1989 alors que d’autres, la Russie en tête, souhaitent mettre fin à l’expansion indéfinie de l’OTAN, à l’ordre libéral économico-politique et au système d’unipolarité mené par les États-Unis. 

                        

Dissuader l’adhésion à l’OTAN

Beaucoup d’encre a déjà coulé pour expliquer comment Vladimir Poutine considère l’expansion de l’OTAN au sein de la sphère d’influence russe héritée de l’Empire soviétique, soit en Europe de l’Est, dans le Caucase et en Asie centrale, comme une menace directe à la sécurité de la Russie.

Celle-ci réagit donc avec force à cette menace spécifique. Une Ukraine devenant membre de l’OTAN, même si son adhésion n’était pas imminente, aurait pratiquement complété son encerclement sur sa frontière occidentale par une alliance ouvertement hostile à Moscou, alors que la Pologne à l’est, les pays baltes au nord et la Turquie au sud, sont déjà membre de l’Alliance atlantique.

De plus, l’Ukraine possède une longue frontière avec la Russie complètement dépourvue de défense naturelle et qui offre de ce fait une voie directe et difficilement défendable vers Moscou. Ceci représente un cauchemar stratégique pour le Kremlin dans l’éventualité de l’adhésion ukrainienne à l’OTAN et l’invocation de l’article 5 de la constitution de l’Alliance atlantique contre la Russie, cet article obligeant l’entrée en guerre de tous ses membres contre un pays ayant agressé un des membres de l’alliance.

En d’autres termes, on assiste à une guerre préventive contre une invocation future de l’article 5 par un pays limitrophe à la Russie en s’assurant que celui-ci ne devienne jamais membre de l’Alliance atlantique.

La Russie n’est pas la seule à adopter cette logique. La Chine pourrait bien percevoir l’élargissement de l’OTAN à des pays comme la Corée du Sud, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon, des possibilités qui ont déjà fait l’objet de certaines discussions au sein de l’alliance, de la même façon, soit comme un encerclement de facto par une alliance potentiellement belliqueuse.

Si l’article 5 de la constitution de l’Alliance atlantique constitue avant tout un outil dissuasif à l’encontre d’une puissance qui voudrait s’en prendre à un membre de l’OTAN, la menace de représailles préventives de la part de cette puissance devient maintenant en elle-même une mesure de dissuasion envers certains pays qui penseraient se joindre à l’OTAN.

 

La mondialisation libérale

Derrière les chars russes qui envahissent l’Ukraine se manifeste une opposition à l’avènement du monde libéral voulu par l’Occident et les États-Unis, mais que d’autres puissances, comme la Russie et la Chine, conçoivent comme étant contre leurs intérêts stratégiques, une menace à leur souveraineté ou même une entrave à leurs propres ambitions hégémoniques, surtout dans le cas de la Chine.

L’Occident considère comme une évidence que le libéralisme (la démocratie, le marché libre, les droits individuels, l’individualisme, notamment) représente l’aboutissement de la civilisation humaine, la « fin de l’histoire » comme disait Francis Fukuyama.

Que ce soit dans les bagages des forces armées américaines ou par l’entremise de différentes ONG et institutions internationales œuvrant partout dans le monde, l’exportation de ce modèle de démocratie libérale dans différents pays et dans des régions toujours plus éloignées des limites du monde occidental peut, par contre, être perçue négativement par les nations qui en sont la cible et qui le vivent comme une forme de prosélytisme idéologique conquérant au service de la puissance américaine. 

Cette mondialisation idéologique opérée par différentes ONG internationales qui, disons-le, œuvrent souvent de pair avec les agences de renseignements occidentales et américaines mène à une véritable guerre des ombres entre mouvements pro-occidentaux et les répressions de dirigeants souvent prorusses qui anticipent ou suivent ces révolutions de couleurs. Par alliés interposés, chacun cherche à étendre ou maintenir sa sphère d’influence.

Cette lutte clandestine entre services de renseignements occidentaux et russes se cache derrière certains mouvements « spontanés », souvent organisés et financés par des intérêts occidentaux, qui prirent place au sein de l’espace postsoviétique lors des « révolutions de couleurs » pro-occidentales en Serbie en 2000, en Géorgie en 2003, au Kirghizistan en 2005, ou même au Kazakhstan en janvier dernier, sans oublier la révolution orange de 2004 et la révolution de Maïdan en Ukraine en 2014, cette dernière étant directement liée aux événements que nous vivons.

Cette révolution de Maïdan fut largement comprise par Moscou comme étant manipulée par des intérêts occidentaux cherchant à éloigner l’Ukraine de la sphère d’influence russe par une intégration à l’Union européenne et à l’OTAN, et la réponse de Poutine fut de fomenter sa propre insurrection à l’aide d’opérations clandestines au sein des régions ukrainiennes russophones à l’est du pays, tout en procédant à l’annexion par les forces russes de la Crimée – une région très largement russophone et où la population demeurait attachée à la Russie ; en plus de permettre le contrôle d’un port stratégique (Sébastopol) pour le déploiement de la marine russe.

Le conflit ukrainien est donc l’expression la plus violente, la plus extrême, soit une guerre conventionnelle entre États, d’une lutte commencée de longue date, qui comprend sa part de jeux subtils et de manipulations à plusieurs niveaux qui se jouent dans les coulisses des institutions civiles, à travers les médias et au sein  des institutions internationales.

Pour toutes ces raisons, ceux qui attendent que la Chine condamne fermement les actions russes seront sûrement déçus. La puissance chinoise pourrait bien elle aussi faire valoir, dans un futur rapproché, son propre « droit » à intervenir dans sa sphère d’influence, que ce soit en lien avec Taiwan, dans un énième conflit avec l’Inde ou bien pour concrétiser ses prétentions territoriales maritimes en mer de Chine et dans la région de l’Asie-Pacifique. 

Condamner la Russie ne servirait qu’à confirmer un système international que la Chine considère comme un obstacle à ses propres ambitions.

 

L’objectif de Poutine : Mettre fin à la période unipolaire

Pour le président russe, la fin du système bipolaire actif durant la Guerre froide, soit le maintien de l’équilibre de la puissance et de l’influence sur les affaires mondiales des États-Unis et de l’URSS, offrait une certaine neutralité dans le fonctionnement des institutions internationales au sein desquelles le bloc soviétique pouvait faire valoir ses intérêts alors que les deux puissances se gardaient en échec mutuellement.

Le système international qui émergea de l’effondrement de l’Union soviétique a transformé ces institutions en outils de projection de puissance idéologique pour les États-Unis. Le résultat fut que l’idée du marché libre et des droits individuels comme idéal supérieur à toute tradition ou vision collective du bien commun domine maintenant ces institutions alors que ces idées servent trop souvent à justifier l’ingérence dans les affaires de pays souverains.

La guerre en Syrie contre le régime de Bachar al-Assad fut un exemple frappant de cette collision entre deux visions du monde, l’une libérale et l’autre souverainiste, alors que l’Occident avait comme objectif le départ d’Assad, ce dictateur accusé d’avoir réprimé son propre peuple dans le sang, tandis que les Russes souhaitaient pour leur part consolider le régime d’Assad dans le combat contre l’État islamique.

À la Syrie on pourrait ajouter plusieurs exemples d’ingérences approuvées par les institutions internationales, même si ce n’est que tacitement parfois. Les cas de la guerre des Balkans dans les années 90, l’invasion de l’Afghanistan en 2001, l’invasion de l’Irak en 2003 et la décapitation du régime de Mouammar Kadhafi en Libye en 2011, nous viennent évidemment à l’esprit.

Force est donc de constater qu’au sein de ce monde unipolaire, les États-Unis et l’Occident se sont octroyés un droit d’ingérence, soit le droit de renverser des régimes pour des raisons humanitaires, pour propager les droits de l’homme et la démocratie.

Si ces raisons peuvent sembler louables, ce droit d’ingérence rend le système international particulièrement instable aux yeux de Poutine, puisque la menace d’un changement de régime perpétré par les États-Unis pèse virtuellement sur tous les pays. Le président russe ne peut qu’y voir un système légitimant la toute-puissance américaine et l’intervention de celle-ci dans des régions vitales pour la sécurité de son pays.

De son point de vue, ce monde unipolaire est une menace que seule la bipolarité peut contenir véritablement. L’invasion de l’Ukraine, mais aussi les opérations russes en Syrie et en Asie centrale au sein des anciennes républiques soviétiques comme le Kazakhstan, en Géorgie, ainsi que les activités du groupe Wagner, cette société militaire privée au service du Kremlin, dans plusieurs pays de l’Afrique subsaharienne se comprennent par ce désir de Moscou d’offrir une alternative, une opposition même, à l’unilatéralité américaine, pour rééquilibrer le système international.

 

Un conflit prévisible

Pour le public en général, ce conflit prend les allures d’une guerre qui n’est que le résultat d’une agression russe « non provoquée » décidée par un dirigeant autoritaire ayant perdu toute connexion avec le monde qui l’entoure, une impression que les médias entretiennent à la fois par conformisme idéologique et par ignorance.

La réalité est tout autre. La réaction russe aux avancées des intérêts occidentaux était non seulement prévisible, mais annoncée.

L’un des grands instituts américains de recherche en géopolitique, le RAND, avait émis un rapport aussi récemment qu’en 2019, avertissant que « les planificateurs américains devraient considérer les futures pertes significatives (perçues) potentielles de la Russie (en matière d’équilibre des pouvoirs régionaux) comme des indicateurs potentiels d’une action militaire [russe]. »

Si l’émotion que suscitent les images qui défilent sur nos écrans est compréhensible, il faudra, en temps et lieu, passer à une analyse plus froide et rationnelle de ce conflit pour en tirer les leçons qui s’imposent et surtout pour anticiper le monde qui vient.

 

Image: Rhododendrites, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons


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