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Un esprit dissident, l’architecte britannico-israélien Eyal Weizman?

Un texte de Pierrette Beaudoin
Thèmes : Architecture, Israël
Numéro : Argument 2022 - Exclusivité web 2022

   Le présent texte achève une réflexion en trois volets portant sur l’architecture et le politique à partir du cas du Bauhaus en Israël.

   Le premier, « L’esprit du Bauhaus à Tel-Aviv : entre mythe et réalité ? »[1], soutenait que l’architecture moderne de l’école allemande du Bauhaus avait été récupérée au profit d’un branding efficace. Le deuxième, « Ces Bauhäuslers qui ont construit Israël »[2], défendait le point de vue qu’Arieh Sharon et Shmuel Miestechkin, formés à l’école du Bauhaus, s’étaient mis au service du sionisme pour en réaliser du point de vue architectural la mission. Ce troisième porte sur la pratique de l’architecture un tout autre regard. Il cherche à montrer que les architectes ont le choix de refuser l’asservissement aux pouvoirs économiques et politiques. Qu’ils peuvent les confronter; se montrer dissidents.

   Et si la dissidence, se demande Ines Weizman, n’était qu’un autre nom pour la pratique complexe qui remet sans arrêt en question les relations que les architectes entretiennent avec le pouvoir politique, ce dernier jouant fréquemment le rôle de client, eux celui de fournisseurs de services, pratique qui interroge donc aussi la relation qui se tisse entre l’idéologie et le bâti[3]? Toutefois, afin de bien saisir l’activité dissidente, la vie personnelle des architectes ne peut être sous-estimée, avance l’architecte d’origine serbe Bogdan Bogdanović ; elle fait partie de l’équation[4].

     Aussi, l’objectif du présent texte est-il de faire valoir que, dans le champ de l’architecture, l’expression d’un esprit critique et rebelle est possible ; que l’engagement dissident existe, et qu’Eyal Weizman en témoigne.

 

 Le cheminement d’Eyal Weizman

   Le cheminement d’Eyal Weizman s’inscrit dans l’histoire moderne d’Israël, son pays d’origine. Le regard qu’il porte sur l’architecture est indissociable de ce pays du Proche-Orient où il est né à Haïfa, le 28 juillet 1970, soit 22 ans après la première guerre israélo-arabe, la Nakba[5] et la déclaration d’indépendance de l’État d’Israël et trois ans après la guerre des Six-Jours qui a fait du désert égyptien du Sinaï, de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et du plateau syrien du Golan, des terres conquises. Eyal Weizman avait trois ans pendant la guerre du Kippour qui a fait perdre à Tsahal (Forces de défense d’Israël) son aura d’invincibilité malgré sa victoire sur les forces syro-égyptiennes ; il en avait sept à l’arrivée au pouvoir de la droite nationaliste et huit ans lorsque son pays a occupé le sud du Liban ou lors de la création du mouvement La paix maintenant.

   Il sortait à peine de l’adolescence quand fut fondé le mouvement de résistance islamique Hamas et au moment de la première Intifada (1987), lors de la fondation de l’ONG anticolonialiste B’Tselem (1989) ainsi qu’à l’entrée en scène des « nouveaux historiens » qui déboulonnaient avec hardiesse plusieurs des mythes fondateurs du sionisme et de l’État hébreu.

   Dans la vingtaine, ce fils d’Haïfa a vu Yitzhak Rabin et Yasser Arafat signer les Accords d’Oslo (1993, 1995), promettant un meilleur avenir politique et social aux Israéliens et aux Palestiniens, Uri Avnery fonder Le Bloc de la paix (1993) et le religieux d’extrême droite, Yigal Amir, assassiner, le 4 novembre 1995, le premier ministre Yitzhak Rabin. Six mois plus tard, le 29 mai 1996, les élections à la Knesset menaient la droite nationaliste au pouvoir et Benjamin Netanyahou à la tête de l’État, investi de la charge de premier ministre. 

   C’est donc dans ce contexte politique global qu’Eyal Weizman s’engage auprès de B’Tselem, cette ONG israélienne basée à Jérusalem qui milite pour la fin de l’occupation : seule façon de préserver les droits humains, la démocratie, la liberté et l’égalité entre les peuples, peut-on lire sur son site Internet[6]. Depuis plus de 30 ans aujourd’hui, B’Tselem expose l’injustice et la violence subies par les populations de Gaza, de Cisjordanie et de Jérusalem-Est, tout autant que les violations de leurs droits perpétrées par l’État Hébreu[7], militarisé jusqu’aux dents.

  En 1998, fort de son militantisme au sein de B’Tselem, notamment dans le domaine de la cartographie et au sein du conseil d’administration, Eyal Weizman quitte Israël pour aller étudier l’architecture à Londres. En 2006, il terminera une thèse de doctorat portant sur l’architecture et l’occupation dans les territoires occupés. Il a 36 ans.

   Quelques années plus tôt, au tournant des années 2000, l’Israeli Association of United Architects (IAUA) l’avait mandaté ainsi que Rafi Segal pour préparer une exposition sur l’architecture israélienne pour le congrès de l’Union internationale des Architectes qui devait se tenir au mois de juillet 2002 à Berlin. La proposition soumise par ces deux architectes, qui comprenait un plan de l’exposition et un catalogue, avait pour objet d’examiner le rôle de l’architecture israélienne dans le conflit au Moyen-Orient[8].

   D’après l’architecte israélien Sharon Rotbard, l’IAUA n’ayant absolument pas apprécié la proposition de Segal et Weizman, l’exposition fut annulée et les 5 000 copies du catalogue prévues pour cet événement, détruites, tandis que Segal et Weizman, étaient remerciés[9]. Ce catalogue censuré a été revu par les deux éditeurs, Segal et Weizman, et publié par les éditions Verso (Londres) et Babel (Tel-Aviv-Jaffa) au printemps 2003 sous le titre, A Civilian Occupation. The Politics of Israeli Architecture[10]. Cette publication contribua à lancer un débat.

   Il est important de souligner que cette initiative s’inscrivait dans une dynamique créée par plusieurs mouvements qui étaient parvenus à s’imposer dans l’univers médiatique dans la première décennie du présent siècle, et qui mettaient en lumière la réalité de l’occupation, les aspects dérangeants que la société israélienne ne souhaitait pas voir[11]. Parmi ceux-là : Zochrot (Se souvenir), pour la reconnaissance de la Nakba ; Breaking the Silence, afin de recueillir les témoignages de soldats israéliens ; Les Combattants pour la paix ; Yesh Din, les Volontaires pour les droits humains et la Coalition des femmes pour la paix.

   Pendant ce même temps, dans le camp opposé, d’autres organisations comme Ad Kan ! (C’est assez !) et NGO Monitor voyaient le jour dans le but d’assurer l’hégémonie culturelle du discours colonialiste de la droite et de l’extrême droite[12].

   Dans un texte publié en 2017 et intitulé « Jouer pour la Palestine », le romancier israélien Assaf Gavron, un contemporain d’Eyal Weizman puisqu’il est né le 21 décembre 1968, fait le constat suivant : « Toute ma vie je n’ai connu que la guerre, j’ai fini par comprendre qu’Israël appuie un peu trop vite sur la détente, que la force est aveugle et que, au nom de la sécurité, l’État fait souvent fausse route (…). Mais l’occupation se terminera bien un jour »[13].

   C’est donc dans cet environnement politique bouillonnant, un peu plus d’un an après l’opération militaire israélienne « Plomb durci » menée contre le Hamas à Gaza (du 27 décembre 2008 au 18 janvier 2009), qu’Eyal Weizman, qui se réclame de la militance de gauche et des politiques critiques de l’espace[14], fonde, à l’Université de Londres, l’Agence de recherche Architecture Forensique.

 

L’architecture forensique

   Le mot forensique, un emprunt du mot anglais forensic, est spontanément associé aux enquêtes médico-légales, c’est-à-dire aux investigations dont l’objet est de déterminer les causes d’un accident suspect, d’un meurtre, d’une tragédie ou d’un sinistre ayant causé la perte de vies humaines. Les professionnels de ce type d’investigations quasi-policières cherchent à expliquer des événements criminels et à épingler ceux qui en sont les responsables. Le célèbre lieutenant Frank Columbo, héros d’une série télévisée réalisée entre 1968 et 2003, incarne le prototype de ces enquêteurs surdoués qui analysent un ensemble d’éléments, d’indices, capables de les conduire aux suspects ou aux meurtriers recherchés.

   L’architecture forensique appartient elle aussi au domaine de l’enquête, de l’investigation. Ainsi, plusieurs des architectes forensiques mettent à profit leur connaissance du bâti dans l’analyse des défaillances, des vices de construction, qui auraient causé des dommages aux édifices visés par l’enquête, voire qui auraient entraîné leur destruction.

   D’autres architectes forensiques se sont plutôt donné comme vocation d’utiliser leur savoir en ce qui concerne l’environnement bâti pour questionner, notamment en situation de guerre, les conclusions des analyses policières ou militaires, pour dénoncer les mensonges ou les camouflages des États. En bref, d’après Eyal Weizman, la notion d’architecture forensique renvoie à la production de preuves de nature architecturale et à leur présentation dans le cadre de divers forums juridiques et politiques[15].

   C’est ce à quoi se consacre, depuis plus d’une décennie, l’Agence de recherche Architecture Forensique fondée et dirigée par l’architecte britannico-israélien en collaboration avec d’autres architectes, mais aussi des artistes, des journalistes, des sociologues, etc. En peu de mots, toute une équipe pluridisciplinaire y travaille d’arrache-pied pour réaliser les mandats que lui confient clients et partenaires.

 

L’Agence de recherche Architecture Forensique

   Comme mentionné plus haut, la pratique de l’architecture forensique, telle qu’envisagée par l’Agence de recherche Architecture Forensique (ARAF), est une démarche d’enquête, d’investigation sur le terrain à la suite de bombardements ou de toutes autres formes d’agressions physiques sur des bâtiments. C’est ce qu’on appelle dans le jargon de l’architecture, wartime investigation.

   Dans ce type d’enquête, l’analyse des débris laissés par la guerre s’avère la méthode par excellence pour exposer, par l’évidence matérielle, la violation des lois de la guerre (jus in bello) en reconstruisant les scènes de violence inscrites dans les décombres.

   Si par conséquent l’investigation sur le terrain constitue la pierre angulaire du travail effectué par l’ARAF, celui, poursuivi dans son laboratoire par d’autres professionnels aux compétences variées et outillés de techniques de pointe, est lui aussi important. C’est là, en effet, qu’on interprète les données recueillies et que se construit un récit, une narration qui leur donne sens.

   Par la suite, la preuve architecturale ainsi construite est présentée dans des forums publics. Cette mise en commun des résultats de l’investigation est cruciale puisqu’elle permet aux participants d’évaluer de manière éclairée l’information fournie par l’armée ou par l’État au sujet d’événements de guerre, particulièrement lorsqu’il y a eu destruction du bâti[16].

   « Enfin, ce qui est plus important encore, écrit Eyal Weizman, l’architecture forensique met les architectes au défi d’utiliser leurs outils disciplinaires afin de prendre position publiquement et politiquement dans les débats les plus controversés »[17]. Sous cet angle, le travail d’enquête mené par l’ARAF après l’invasion de Gaza par l’armée israélienne le 17 juillet 2014 fournit une bonne illustration de son engagement professionnel et politique. Cet exemple fera l’objet de la prochaine section[18].

 

L’invasion de Gaza par l’armée israélienne, le 17 juillet 2014

   L’opération militaire « Bordure protectrice », qui s’est déroulée aux mois de juillet et d’août 2014 dans la bande de Gaza, aura tué 2251 personnes, parmi lesquelles 1462 civils. Elle aura aussi détruit 23500 habitations, et en aura endommagé 150000 de plus. Grosso modo, cette invasion, trois fois plus destructrice que celle de 2008-2009, aura laissé 2500 millions de tonnes de gravats[19].

   Dans ce contexte, au début du mois d’août 2014, Amnistie internationale a mandaté l’ARAF pour évaluer l’ampleur de la destruction. Cependant, compte tenu du volume de travail exigé, l’analyse des ruines dut se limiter aux destructions réalisées dans la seule journée du vendredi, 1er août. De l’avis du directeur de l’agence, ce qui avait pris une journée à l’armée israélienne à détruire, prendra une dizaine d’années aux Palestiniens à reconstruire et aura demandé un an de recherche à l’équipe avant de produire son rapport[20].

   Afin de mesurer avec la plus grande précision possible l’envergure du sinistre architectural, les chercheurs se sont alimentés à de multiples sources telles que les récits des témoins des événements, des photos, des vidéos, des registres d’hôpitaux ou d’ambulances, de l’information en provenance des réseaux sociaux, etc. L’ensemble des données recueillies a servi à établir des liens pour reconstituer le fil des événements de la journée, en un mot, pour établir la « vérité ».

      Dans la foulée de cette investigation ainsi que d’autres enquêtes menées en Territoires palestiniens, le Procureur de la Cour pénale internationale a décidé d’ouvrir en janvier 2015, une enquête préliminaire sur d’éventuels crimes de guerre commis, entre autres, durant le conflit de l’été 2014 à Gaza.

   Refusant pourtant de crier victoire, Eyal Weizman s’est engagé à poursuivre son travail d’enquête et, dans une bataille politique à long terme, d’exposer publiquement les violences perpétrées par Israël : « We will keep on investigating and making public Israeli violations and brace ourselves for a political struggle in the long haul »[21].

   Tout compte fait, n’est-ce pas ce qu’Ines Weizman appelle « dissidence » ?

 

En guise de conclusion

Dans Voyage en Cisjordanie, l’écrivain péruvieno-espagnol, Mario Vargas Llosa, a écrit ce qui suit : « Il y a dans l’histoire juive une tradition millénaire qui ne s’est jamais interrompue : celle des Justes. Ces hommes et ces femmes qui surgissent dans des moments de transition ou de crise, et font entendre leur voix, à contre-courant, indifférents à l’impopularité et aux dangers que la plupart, aveuglés par la propagande, la passion ou l’ignorance, refusent d’accepter »[22].

Eyal Weizman est l’un d’eux.

 

Image: re:publica from Germany, CC BY-SA 2.0 , via Wikimedia Commons


[1] Pierrette Beaudoin, « L’esprit du Bauhaus à Tel-Aviv : entre mythe et réalité ? », Argument, printemps-été 2021, p. 172-180.

[2] Pierrette Beaudoin, « Ces Bauhäuslers qui ont construit Israël », www.revueargument.ca, 2021.

[3] Ines Weizman, « Introduction », dans Ines Weizman (dir.), Architecture and the Paradox of Dissidence, Routledge, Londres et New York, 2014, p. 1 : « Dissidence might be just a different name for the complex practice that continuously questions the relationship of the architect and political power, between client and service provider, between ideology and built form ».

[4] Gordana Korolija Fontana-Giusti, « Bogdan Bognadović, Dissident in life, architecture and writing », dans Ines Weizman (dir.), Architecture and the Paradox of Dissidence, Routlegde, Londres et New York, 2014, p. 33-44.

[5] Nakba : mot arabe signifiant « la catastrophe ». Il désigne l’exode d’environ 600 000 Arabes de Palestine au printemps 1948 et durant la première guerre israélo-arabe, lesquels se réfugient dans les États voisins, (voir Frédéric Encel, Atlas géopolitique d’Israël, Paris, Autrement, 5e édition, 2018, p. 85).

[6] B’Tselem, www.btselem.org.

[7] Ibid.

[8] Sharon Rotbard, « Preface », dans A Civilian Occupation. The Politics of Israeli Architecture, Rafi Segal et Eyal Weizman (dir.), Tel-Aviv-Jaffa, Babel, Londres, Verso, 2003, p. 15.

[9] Ibid., p. 15.

[10] Rafi Segal, Eyal Weizman (dir.), A Civilian Occupation. The Politics of Israeli Architecture, Tel-Aviv-Jaffa, Babel, Londres, Verso, 2003, 191 p.

[11] Thomas Vescovi, L’échec d’une utopie. Une histoire des gauches en Israël, Paris, Éditions La Découverte, 2021, p. 329.

[12] Ibid., p. 309.

[13] Assaf Gavron, « Jouer pour la Palestine », dans Un royaume d’olives et de cendres. 26 écrivains. 50 ans de Territoires occupés, Michael Chabon et Ayelet Waldman (dir.), Paris, Robert Laffont, 2017, p. 245-246 et 259.

[14] Eyal Weizman, La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique, Paris, Zones, Éditions La Découverte, 2021, p. 149.

[15] Ibid., p. 7.

[16] Matthew Fuller et Eyal Weizman, Investigative Aesthetics. Conflicts and Commons in the Politics of Truth, Verso, Londres et New York, 2021, p. 195.

[17] Eyal Weizman, op. cit., La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique, p. 9.

[18] Eyal Weizman, Forensic Architecture. Violence At The Threshold Of Detectability, Zone Books, New York, 2017, p. 165-213.

[19] Ibid., p. 166.

[20] Ibid., p. 169.

[21] Ibid., p. 213 : « Dans une bataille politique à long terme, nous allons poursuivre nos investigations et dénoncer publiquement les violations commises par Israël ».

[22] Mario Vargas Llosa, « Voyage en Cisjordanie », dans Un royaume d’olives et de cendres. 26 écrivains. 50 ans de Territoires occupés, Michael Chabon et Ayelet Waldman (dir.), Paris, Robert Laffont, 2017, p. 238.


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